Après avoir passé quasiment vingt années chez Intel, l’Espagnol Cesc Guim s’est littéralement lancé dans le vide en prenant la direction d’une firme de puces européenne. Ce faisant, il entend concurrencer progressivement Nvidia et rendre l’Europe moins dépendante de la technologie étrangère, surtout américaine. ‘Il n’existe pas de plan B. Il faut aller de l’avant!’
Il y a de fortes chances pour que vous n’ayez encore jamais entendu parler d’Openchip jusqu’il y a quelques mois encore. Les choses ont changé en mars, lorsque l’entreprise a ouvert des bureaux à Gand et nomma Steven Latré, à l’époque vicepresident AI & Algorithms à l’imec, au poste de chief AI & Software systems officer. L’entreprise entend miser sur des puces d’IA durables et sûres produites en Europe pour des clients européens. Un solide défi à relever dans un secteur où on dépense bien vite des millions, avant même que le premier produit ne soit commercialisé.
Openchip est-elle un fondeur de puces, un développeur de logiciels pour processeurs, ou les deux?
CESC GUIM: Nous voulons fournir une technologie que nos clients pourront utiliser directement. Un fragment de silicium ou un processeur d’IA en soi, cela ne les avancera guère. Mais si nous l’optimisons pour un marché vertical spécifique en Europe, cela deviendra très utile. Cela pourra être une niche par exemple comme de l’IA pour une méga-usine, les soins de santé, ou la cybersécurité. Nous nous intéressons aux exigences spécifiques d’applications qui doivent tourner, ainsi qu’à leur plus-value dans une perspective européenne.
Openchip occupe aujourd’hui 170 personnes, mais fin de cette année, l’entreprise souhaite faire passer ce nombre à 200.
Parle-t-on dans ce cas de puces sur mesure?
GUIM: Non. Vous pouvez prendre un processeur d’IA général et y ajouter des couches logicielles utilisant les fonctionnalités matérielles pour des use cases spécifiques. Pensez à l’IA dans les soins de santé où on trouve de nombreux petits réseaux neuraux ou des agents d’IA collaboratifs. Ce que nous faisons chez Openchip, c’est combiner les ingrédients matériels et logiciels fondamentaux dans une solution poursuivant un objectif spécifique. On pourrait quasiment comparer cela à la façon dont Apple dispose de ses propres puces et technologies qu’elle combine ensuite à son gré pour des appareils spécifiques.
Nous n’allons pas nous targuer d’être un Apple ou un Nvidia, mais notre approche consiste à combiner des composants matériels à une pile logicielle, afin d’éliminer la complexité sous-jacente pour les créateurs d’applications et les développeurs actifs dans des niches spécifiques.
Nous souhaitons que nos produits vieillissent bien.
Comment vous distinguerez-vous alors de ce que fait Nvidia, par exemple, avec ses puces d’IA et sa pile logicielle étoffée?
GUIM: Nous créons des logiciels et des produits pour répondre aux besoins spécifiques des clients en Europe. Nvidia se distingue surtout au niveau des performances de pointe. Nous voulons nous aussi fournir une réponse à ce qui arrive à vos données, si elles servent à former l’IA. La pile logicielle peut-elle déterminer quelles données sont utilisées? Comment savoir si le modèle ou l’application que vous utilisez, n’est pas manipulée? Voilà pourquoi nous insérons des couches de protection supplémentaires pour le vérifier.
Notre matériel permettra à quelqu’un d’utiliser des données cryptées avec un modèle, dont le hardware décryptera ces données, mais ne fournira que le résultat.
Si je posais cette question à Nvidia, par exemple, on y insisterait aussi sur le fait que leurs produits sont sûrs.
GUIM: Oui, mais leur feriez-vous pour autant confiance? Ici, nous nous basons évidemment davantage sur des principes que sur la technologie. Mais cela revient à dire que nous voulons offrir une alternative non seulement aux environnements critiques, mais aussi aux entreprises européennes qui souhaitent réduire leur dépendance extérieure.
De manière générale, nous devrions utiliser de la technologie européenne pour les centres données et d’autres environnements européens. De plus, Nvidia ne prévoit pas non plus de façon de contrôler les modèles d’IA ou d’offrir des garanties en la matière.
Vous promettez quand même bien cette transparence?
GUIM: Nous voulons être plus transparents et offrir des mécanismes matériels que nos clients pourront utiliser et garantir plus de sécurité en matière d’IA. Cela deviendra essentiel. Jusqu’il y a peu, nous disposions surtout d’applications monolithiques: des modèles d’IA caractérisés par une entrée et une sortie. Cela va se complexifier, lorsque plusieurs agents d’IA s’enverront des choses. Comment savoir avec certitude qu’il n’y a pas là du malware? C’est cette certitude que nous voulons proposer.
Nous misons sur trois piliers: sécurité, durabilité et évolutivité. Les deux derniers dépendent l’un de l’autre, car si vous voulez être évolutif, il faut être durable. En outre, si c’est modulaire, vous pourrez combiner certains éléments afin de créer le produit le plus efficient pour un but spécifique, plutôt qu’une machine qui sera peut-être la plus rapide de manière générale, mais qui consommera aussi le plus.
Il nous faut trouver les tout meilleurs partenaires, si vous voulons être un pendant européen de Nvidia. Or l’imec est la référence en Europe.
Vous avez annoncé une extension à Gand cette année avec Steven Latré aux commandes. Qu’allez-vous y faire spécifiquement?
GUIM: Nous avons commencé en Espagne et Italie et nous nous sommes lancés entre-temps aussi en Allemagne, en Pologne et en Irlande. Nous voulons surtout être présents là où il y a du talent et collaborer avec des organisations et pouvoirs publics locaux. Pour ce qui est de la Belgique, il s’agit entre autres de la solide et étroite collaboration avec l’imec.
Steven a été engagé chez Openchip en tant qu’AI officer, mais nous voulons une connexion avec la Flandre. C’est une région dynamique, dont j’apprécie le style.
D’où vous vient l’idée de collaborer avec l’imec?
GUIM: Ce que nous voulons faire, ne peut se faire seul. Il nous faut trouver les tout meilleurs partenaires, si vous voulons être un pendant européen de Nvidia. Or l’imec est la référence en Europe: dans le traitement des connexions optiques, dans le design, dans quasiment tout. Il allait vraiment de soi que nous voulions collaborer avec l’imec. C’est là qu’on teste les machines lithographiques, avant même qu’elles arrivent chez Intel ou TSMC.
Vous avez travaillé quasiment vingt ans pour Intel. Openchip fera-t-elle quelque chose de différent?
GUIM: Absolument pas. Je suis très reconnaissant à Intel. Mes connaissances en matière de semi-conducteurs, je les dois à Intel. Mais dans les grandes entreprises, il manque de maniabilité. Elles sont très rigides, ce qui rend les innovations plus compliquées. Je possède quasiment 600 brevets, mais la propriété intellectuelle se trouve dans une entreprises hors d’Europe.
Avec Openchip, souhaitez-vous faire parler davantage de vous?
GUIM: Oui, avoir plus de poids. Non pas que mon travail chez Intel n’avait pas de signification, mais j’étais arrivé à un point où je voulais innover et de préférence radicalement. C’est compliqué dans les grandes entreprises. A ce moment, la Commission européenne et les gouvernements se rendirent compte qu’il était nécessaire d’investir dans les puces, ce qui représenta une chance unique pour nous: avec Openchip, nous pouvons faire quelque chose d’impactant. Nous en avons les moyens. Osons franchir le pas vers quelque chose d’unique!
Si nous nous retenons, nous accuserons du retard. Or l’Europe a besoin de cette technologie.
De quel budget s’agit-il donc?
GUIM: Nous avons reçu entre autres des moyens de l’Union européenne et du gouvernement espagnol. Nous disposons en tout à présent de 138 millions d’euros de subsides.
Votre premier produit est planifié pour 2027. Existe-t-il un plan B en cas d’échec, si vos liquidités sont épuisées?
GUIM: L’année prochaine, nous voulons sortir nos premiers produits logiciels que nous pourrons alors implémenter sur du matériel. Il s’agit là déjà d’une première forme de monétisation. De plus, chacun sait parfaitement – y compris la Commission européenne – que les semi-conducteurs sont très coûteux. La R&D, toute la propriété intellectuelle liée à un produit, cela se chiffre bien vite en millions. Nous sommes donc conscients que nous aurons bientôt besoin d’un soutien supplémentaire, car créer quelque chose d’opérationnel qui peut être démontré, cela prend rapidement trois à quatre années. Nous espérons donc plus de support de la part de l’Europe, des autorités espagnoles ou d’autres pays.
Mais une fois que nous disposerons de solutions fiables, conjointement avec un portefeuille de brevets en propriété intellectuelle sur base de ce que nous faisons aujourd’hui, nous pourrons nous tourner plus rapidement vers des capital-risqueurs.
Il n’y a pas de plan B. Il faut aller totalement de l’avant. Si nous nous retenons, nous accuserons du retard. Or l’Europe a besoin de cette technologie.
Parviendrez-vous à devenir un pendant de Nvidia? Cette entreprise possède l’expérience et le cashflow provenant de la production de cartes vidéo des décennies durant. Même Intel ne peut s’y opposer.
GUIM: Nous sommes là, parce que nous parlons de souveraineté. Si nous continuons à acheter chez d’autres entreprises (non européennes, ndlr) telles que Nvidia, pourquoi n’investirions-nous pas alors dans des firmes européennes pour des solutions technologiques? L’ambition est à présent de collaborer avec des écosystèmes européens pour arriver progressivement au même niveau que Nvidia.
Il va de soi que nous ne souhaitons pas devenir une copie exacte de cette entreprise, mais que nous voulons être son égal et nous distinguer par des capacités spécifiques, pertinentes pour le marché européen. Cela, Nvidia ne le fait pas.
Donc être une alternative dans des niches spécifiques et, de là, développer votre clientèle et votre gamme de produits?
GUIM: C’est bien cela. Mais nous sommes humbles: nous devons gagner d’abord de la crédibilité, avant de nous étendre. Et nous devons croître vite, mais néanmoins à un rythme que nous pourrons tenir en tant qu’entreprise.
Quel type de personnel recherchez-vous en Belgique?
GUIM: Steven vient d’ouvrir l’AI office et dans ce domaine, nous avons à coup sûr besoin de personnes ayant des connaissances en logiciels. Donc si cela vous intéresse, je ne peux que vous conseiller de prendre contact avec Steven Latré, du moins de lui envoyer un mail.
Le projet Openchip était-il faisable, il y a dix ans?
GUIM: Non. J’ai accompli le pas, parce qu’on se trouve dans une nouvelle réalité qui le permet. Ce qui se passe à présent aux Etats-Unis, peut avoir des conséquences bonnes ou mauvaises pour eux. Pour nous, cela nous a aujourd’hui fait prendre conscience que nous ne pouvons pas rester dépendants d’eux. Les gens et les clients sont conscients de notre fragilité qui découle de cette dépendance.
Vous vous focalisez sur la durabilité. Est-il dès lors question de la manière dont fonctionnent les logiciels ou aussi de la production de puces?
GUIM: Les deux. Des gens comme Karen Doyle (sustainability director chez Openchip, ndlr) tiennent ce langage dans toute l’organisation. Nous tenons d’une part compte de la manière dont nous garantissons la durabilité au sein de l’entreprise, par exemple dans nos bureaux et dans notre fonctionnement au quotidien. Le second aspect est la production de puces mêmes: où pratiquons-nous l’assemblage, chez quelles entreprises achetons-nous ce dont nous avons besoin, à quoi notre chaîne de valeurs ressemble-t-elle?
Mais il y a aussi un troisième aspect consistant à envisager comment nous pouvons rendre nos produits durables d’une manière allant au-delà de la simple recherche de plus de performances par watt. Par exemple en veillant à ce que la longévité soit supérieure à la moyenne. Nous souhaitons que nos produits vieillissent bien.
Aucune puce d’IA sophistiquée n’est actuellement produite en Europe. Est-ce là votre ambition?
GUIM: Il existe quelques puces d’IA à 20 nanomètres qui sont fabriquées en Europe, entre autres pour l’informatique en périphérie, parce que cela ne nécessite pas la technologie la plus sophistiquée. Mais il est vrai que les puces perfectionnées sont produites à Taïwan ou aux Etats-Unis.
C’est ainsi. Nous n’en avons en Europe pas – et de loin – les possibilités et les ambitions. Nous en parlons certes avec de nouveaux acteurs, comme la firme japonaise Rapidus. Je me suis rendu récemment chez eux à Osaka pour voir si nous pouvions envisager la production d’une autre manière.
Le faites-vous, parce que l’imec a une collaboration stratégique avec Rapidus?
GUIM: Non, ce n’est là qu’un heureux hasard. Peut-être cela pourrait-il jouer un rôle dans le futur, mais pour l’instant, il s’agit d’entretiens bilatéraux.
On peut toujours aller travailler pour une grande entreprise, mais avec Openchip, je préfère me différencier sur tout.
Une firme géante et une valeur sûre comme TSMC est-elle moins intéressante pour vous?
GUIM: Pas du tout. Chaque acteur a de la valeur. Mais la stratégie de production s’avère extrêmement importante, parce que cela a impacte fortement votre entreprise. Voilà pourquoi nous discutons avec différents acteurs.
Je comprends qu’il n’y ait pas des milliards sur la table pour produire des puces en Europe, mais comment jugez-vous le focus d’Openchip sur la souveraineté en fabriquant des puces à Taïwan ou au Japon?
GUIM: C’est là une excellente question. Il faut savoir que si vous envoyez un produit en fabrication, vous n’en transférez pas le concept. Vous le faites suivre sous forme d’un fichier GDSII hermétique. La propriété intellectuelle que vous expédiez, est donc dans un certain sens sécurisée. C’est un risque qu’il faut prendre.
Openchips envisage-t-elle des rachats ou de croître surtout de manière organique?
GUIM: Nous sommes ouverts à tout, mais ce qui est important, c’est la synergie. Il y a parfois des entreprises avec lesquelles on conclut un partenariat, parce qu’il est logique de combiner leur technologie avec la nôtre. Pour moi, il ne s’agit pas d’une question financière, mais bien du projet proprement dit et des personnes impliquées. Peut-être cela vous paraît-il par trop philosophique, mais je souhaite trouver la meilleure façon de combiner des choses d’un point de vue humain. On peut toujours aller travailler pour une grande entreprise, mais avec Openchip, je préfère me différencier sur tout.