Les femmes dans l’IA: profil plus large, mais toujours en minorité

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Els Bellens

Qu’en est-il du biais dans l’IA? A présent que la technologie est mise en oeuvre partout, il convient de s’interroger sur le point de savoir si ces algorithmes ne risquent pas d’oublier des groupes entiers de population.

Car faut-il encore le rappeler: la diversité est importante, d’autant qu’elle peut mettre en lumière d’éventuels biais dans les données des algorithmes. Les exemples à cet égard sont légion, qu’il s’agisse de distributeurs de savon dont les capteurs ne détectent pas les peaux noires jusqu’aux expériences d’algorithmes de CV d’Amazon basées sur des pourcentages historiquement faibles de collaboratrices et qui en sont arrivés à la conclusion que les femmes n’entraient pas en ligne de compte pour un emploi technique dans l’entreprise.

“Il a fallu du temps pour s’en rendre compte, mais la percée de l’IA montre que celui qui la conçoit est aussi celui qui détient le pouvoir, estime Dewi Van De Vyver, CEO de Flow Pilots et Data News ICT Woman of the Year. Vous intégrez les préjugés du concepteur dans le système. C’est ainsi que l’on peut en arriver à une IA de détection des infarctus qui ne reconnaisse que les symptômes des hommes parce que les symptômes des femmes n’ont pas été enseignés au système. Peut-être ces données ne sont-elles même pas disponibles? C’est pourquoi il est nécessaire d’impliquer les femmes.”

Mais comme le Data News Career Guide le démontre: l’IT est un bastion d’hommes. Dès lors, commençons par une bonne nouvelle: les entreprises d’IA se comportent relativement bien en Belgique en termes de diversité des genres. Les femmes sont un peu plus nombreuses à la tête de ces sociétés que dans d’autres pays, même si les chiffres restent bas. “Seuls 9,5% des fondateurs et CEO de sociétés technologiques belges sont des femmes. Or dans les entreprises d’IA, il s’agit de 13%, soit une différence significative. Ce taux est même de 14,8% dans les entreprises d’IA flamandes”, précise Omar Mohout, ‘entrepreneurship fellow’ au sein de l’organisation à but non lucratif Sirris. Il collecte notamment des données sur les entrepreneuses et CEO du secteur technologique, ce qui lui permet de brosser un portrait assez précis. Un portrait qui se teinte d’un certain optimisme face à l’avenir. “Ce qui est encourageant, c’est que sur les 20 sociétés fondées en 2019-2020, 7 l’ont été par des femmes.”

Cette tendance est remarquable, estime Mohout qui suit près de 3.500 entreprises technologiques belges, et semble en outre surtout concerner la Belgique. “Seuls 6,9% des ‘scale-up’ technologiques européennes ont une fondatrice ou une CEO. Les pays du Sud comme la Grèce (19%) et le Portugal (19%) font mieux que les pays scandinaves tels que la Finlande (5,4%), la Norvège (5,7%), la Suède (6,4%) et le Danemark (3,2%). Pour l’IA, c’est un peu moins: 6,5%”, analyse Mohout.

Afflux

Dans notre pays, les sociétés d’IA se comportent donc un peu mieux que dans le reste du secteur, même si l’on est encore loin d’un équilibre des genres. Mohout souligne que l’IA est davantage basée sur des modèles mathématiques et qu’il est possible de se spécialiser dans l’analyse de données au départ de plusieurs sections STEM et pas seulement de l’informatique. “Chez les éditeurs de logiciels classiques, on trouve souvent des personnes ayant un bagage d’ingénieur. Or les études d’ingénieurs comptent encore trop peu de femmes. Du coup, l’afflux est moindre. En revanche, l’IA est souvent basée sur des modèles mathématiques, des orientations où l’on retrouve davantage de femmes.”

“Je ne me suis jamais vue comme l’image même de l’entrepreneure.” Andrea Pizarro Pedraza

Les entreprises d’IA pourraient ainsi recruter plus facilement des candidates puisque les femmes sont plus nombreuses à suivre des formations techniques alors que, comme l’indique Mohout, tel n’est absolument pas le cas dans l’ICT. Ainsi, si l’on se penche sur les chiffres du moniteur STEM (en Flandre), il semble que les différentes campagnes visant à attirer plus de femmes dans les orientations STEM commencent à porter leurs fruits, du moins si l’on regarde les sections scientifiques universitaires. Les chiffres portant sur l’année scolaire 2017-2018 indiquent que le pourcentage de femmes en bachelier universitaire en STEM atteint 34,45%. En l’occurrence, ce sont surtout les sections biologie et biochimie qui sont les plus populaires, avec environ la moitié de filles en première année. Au niveau des mathématiques, le nombre de filles s’élève à un bon 33%, même s’il s’agit en fait d’une section moins prisée. Quant au taux de filles dans l’informatique, il est de 8%…

Profil large

Pour les entreprises d’IA qui sont engagées dans la diversité, il est donc pratique de pouvoir utiliser un profil plus large pour entraîner leurs algorithmes que le ‘codeur’ traditionnel. “Il n’existe pas un seul profil de scientifique de la donnée, confirme Lynn D’eer, doctorante en mathématiques appliquées complété d’un postgraduat en ‘big data’ et employée comme scientifique de la donnée chez Bâloise Assurances. “La fonction porte sur les statistiques, l’apprentissage machine et les algorithmes. Une branche comme les mathématiques est évidemment abordée, mais il s’agit surtout de pouvoir bien communiquer, de savoir ce que renferment et ne renferment pas les données. Et de savoir comment fonctionne une entreprise. Je ne suis personnellement pas experte en produits d’assurance, mais il est important pour de tels projets d’être proche du métier, de savoir communiquer sur le fond. C’est donc très large. L’un de mes collègues est économiste, mais on retrouve aussi des biologistes. Et si l’un est plutôt féru de statistiques ou de communication, un autre connaîtra peut-être parfaitement le métier.”

Pour en revenir aux start-up IA de ces dernières années et à leurs fondateurs, force est de constater qu’elles ont souvent été fondées en combinant différentes expertises. Prenez l’exemple de Shavatar, une ‘spin-off’ de l’imec qui réaliser une maquette 3D d’un corps humain destinée aux boutiques en ligne. La technologie de cette start-up est basée sur les travaux de doctorat de la cofondatrice Femke Danckaers pour le département de physique de l’UAntwerpen.

Il en va de même pour Avantopy, une start-up belge fondée voici un an environ et spécialisée en solutions de texte intelligent via l’IA. Sa cofondatrice Andrea Pizzaro Pedraza est elle-même linguiste et a fondé l’entreprise avec son mari. “J’ai longtemps travaillé dans les milieux universitaires, mais je n’envisageais pas d’y faire carrière car j’avais besoin d’autre chose. Mon mari était dans une situation similaire, ce qui nous a incités à lancer différents projets. Comme nous avions des profils complémentaires, il m’a convaincu de l’accompagner.” A l’époque, Dirk De Hertog était linguiste technique et Pizarro Pedraza sociolinguiste. “De très nombreux linguistes travaillent sur l’IA et l’apprentissage machine, précise Pizarro Pedraza. Pour ma part, je m’occupe de deux choses dans l’entreprise. D’une part la communication avec les clients: discuter avec eux pour comprendre leurs besoins et les traduire au niveau de notre produit. Et, d’autre part, je suis experte en annotations. Notre entreprise travaille au départ de textes, notre domaine d’expertise. J’entraîne donc les algorithmes et mon mari les code ensuite.”

“Il est absurde qu’une femme s’adapte au point de finir par ressembler à un homme.” Dewi van De vyver

“Franchir le pas de la création d’une entreprise IA n’a pas été évident, poursuit Pizarro Pedraza. Je ne l’avais jamais imaginé. Voici 10 ans, je n’envisageais pas être entrepreneure. L’image que l’on a généralement d’un entrepreneur technologique est celui d’un ‘mâle dominant de la Silicon Valley’, quelqu’un qui fait des présentations au TED Talks et est toujours en vedette. Ce n’est absolument pas l’image que j’avais de moi-même. Mais la réalité est différente. Il existe des entrepreneurs qui veulent que les choses fonctionnent, qui sont modestes et ont des rêves auxquels ils croient. Il est vrai qu’il y a plus d’hommes qui fondent des sociétés, mais entreprendre nécessite un large spectre. On trouve des vedettes, mais aussi des gens ordinaires.”

Voir ou être

L’évolution est certes encourageante, mais la réalité actuelle indique que les femmes sont en minorité. La pression n’est-elle dès lors pas plus forte sur cette minorité pour déceler les préjugés et les erreurs, par exemple dans les algorithmes? “En tant que femme dans ce secteur, je prône toujours la diversité, souligne Lynn D’eer. Je constate certes qu’en tant que femme, on est davantage confronté à cette réalité, mais je compte pourtant dans mon équipe des hommes plutôt progressistes. Ils se sentent également concernés et en discutent. Cela dit, il est clair que j’y suis automatiquement confrontée, soit en tant que femme, soit parce que j’estime que le sujet est important.”

“Dans les problèmes que nous avons abordés jusqu’ici avec Avantopy, il ne s’agissait pas vraiment d’une question clé, ajoute Andrea Pizarro Pedrada. Nous avions la possibilité dès le départ de prendre en compte ce biais. Il s’agit évidemment d’un problème qui m’intéresse et dont je tiens compte. Lorsque vous venez des sciences humaines, il s’agit d’une question que vous intégrez presque automatiquement, sachant que la pensée critique nous est largement enseignée. Surtout en tant que sociolinguiste, je suis parfaitement consciente des facteurs sociaux de l’IA.”

Cela étant, il existe d’autres facettes de la diversité: culture et couleur de la peau. “Si l’on regarde les femmes dans les sciences, nombre d’entre elles sont blanches et hautement diplômées, estime D’eer. Il ne s’agit pas uniquement d’un problème mathématique ou scientifique, mais d’une question sociétale. Trouver des femmes dans les sciences est certainement une bonne chose, mais ce composant supplémentaire d’ethnicité est également passionnant.” Il s’agit en outre d’un problème méconnu, sachant qu’il n’existe en Belgique que peu de chiffres.

Trouver et conserver

Au risque de nous répéter, la question est de savoir comment les entreprises technologiques peuvent attirer des profils plus divers. Une étude d’Accenture et de l’organisation américaine Girls Who Code indiquait encore fin septembre que la moitié des femmes du secteur technologique quittaient leur emploi avant 35 ans. Et l’IA ne fait pas exception. D’où cette question: comment les conserver? L’une des réponses classiques est la garde d’enfants qui permettrait aux femmes de poursuivre leur carrière.

“Comme nous sommes une entreprise familiale, la situation est en tout cas différente pour nous, confie Andrea Pizarro Pedraza. Nous avons un fils dont nous nous occupons après le travail. Nous avons défini des priorités, à savoir d’abord notre fils puis notre entreprise.” Certes, être son propre patron lui permet de définir son propre agenda. “Il faut bien sûr travailler dur, mais il est possible de choisir ses horaires.”

Un autre facteur important mis en lumière par l’étude est la culture. Une entreprise ou un secteur donne-t-il l’impression d’être accueillant pour les femmes? “Il faut avoir des exemples, mais aussi des alliés et des mentors notamment. Les femmes ne seront à l’aise que si elles sont entourées d’hommes susceptibles de les aider”, fait remarquer Lynn D’eer.

“A mon sens, le sujet est désormais largement abordé, tandis que des initiatives telles que Inspiring Fifty et She Goes ICT s’efforcent à chaque fois d’attirer l’attention sur ce thème afin de donner davantage la parole aux femmes, conclut Dewi Van De Vyver. Plus question de dire que les femmes doivent se comporter comme des hommes. Non, la femme doit être elle-même. Car il est absurde qu’une femme s’adapte au point de finir par ressembler à un homme.”

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