Le secteur IT voit les droits d’auteur lui échapper

Danielle Jacobs

Au terme de longues discussions au niveau du gouvernement fédéral, les dés en sont désormais définitivement jetés: le secteur IT ne devrait plus bénéficier du régime de faveur des droits d’auteur.

En octobre 2022, le gouvernement fédéral faisait savoir qu’il entendait restreindre le régime fiscal de faveur dans le domaine des droits d’auteur et que le secteur IT plus spécifiquement – notamment au niveau des développeurs de logiciels et des concepteurs de jeux – n’entrerait plus en ligne de compte. Le ministre des Finances Vincent Van Peteghem (CD&V) initiait dès lors une réforme visant à mettre fin à l’extension sauvage du système et aux abus qui en découlaient.

Le logiciel constitue à cet égard un point épineux: tombe-t-il ou non sous le régime de faveur? Au final, le collège nommé politiquement du service de ruling devait prendre clairement position. Si le régime de faveur réformé n’exclut en principe aucune catégorie professionnelle, il semble entre-temps clair que les logiciels ne bénéficient plus de rulings de faveur basés sur les droits d’auteur.

Révision

La réforme touche donc essentiellement le secteur IT, qui se sent dès lors visé. Pourtant, le but de cette réforme était noble et nécessaire, estime Danielle Jacobs, CEO de Beltug, l’association belge des CIO et des décideurs IT. “Nous comprenons que le secteur IT soit concerné, sachant que le chiffre d’affaires et les droits d’auteur du secteur ont fortement augmenté. Il y a eu des abus et il était nécessaire de fixer des limites. Le développement de logiciels est un travail créatif, mais sa paramétrisation par exemple n’en est pas.” Jacobs souligne toutefois qu’elle intervient en qualité de CEO de Beltug et pas au nom de l’ensemble du secteur IT.

Les entreprises disposant d’un ruling approuvé pensaient être à l’aise. Or elles voient cette certitude disparaître du jour au lendemain. ” – DANIELLE JACOBS, CEO de Beltug

De même, OTA Insight, une entreprise spécialisée dans le big data et qui propose à l’hôtellerie des analyses sur la gestion des réservations, soutient le raisonnement qui sous-tend la réforme. “La combine fiscale devait disparaître, estime Matthias Geeroms, cofondateur et CFO. Nous-mêmes, nous appliquons les droits d’auteur uniquement aux collaborateurs qui écrivent du code, et non pas au personnel de support par exemple. De même, nous avons toujours veillé à ne pas appliquer le système à l’excès. Ainsi, les collaborateurs ne reçoivent que 15% maximum de leur rémunération sous forme de droits d’auteur.”

Approche et timing inadéquats

Beltug fustige surtout la gestion de l’ensemble du dossier. “Nous sommes en négociations avec le cabinet de Van Peteghem depuis un an et demi déjà, précise Danielle Jacobs. Ce cabinet nous avait promis une phase transitoire afin de savoir vers où nous allions. Or toutes les décisions sont finalement tombées entre Noël et Nouvel-An et il semble désormais que les logiciels sont exclus des droits d’auteur.” En d’autres termes, le secteur semble mis devant le fait accompli. “L’impact est énorme et les entreprises ne savent pas ce qui les attend.”

Pour sa part également, Matthias Geeroms se dit déçu des décisions prises. “Lorsque nous avons rencontré le ministre voici un an, il avait toujours été dit que la révision du régime fiscal de faveur s’inscrirait dans une réforme fiscale plus vaste associée à des mesures d’accompagnement.” Geeroms fait référence à cet égard aux Pays-Bas et au Portugal où les collaborateurs étrangers bénéficient d’un avantage fiscal allant jusqu’à 20% de leur salaire. Ce faisant, ces pays tentent d’améliorer leur pouvoir d’attractivité et renforcer ainsi leur capacité concurrentielle. “De même, il a toujours été question d’un déphasage réparti sur 5 ans. Or ces derniers mois, le dossier s’est accéléré et le système doit disparaître après un an, tandis qu’il n’est plus question de mesures d’accompagnement.”

Matthias Geeroms
Matthias Geeroms

Exode

La réforme ne pouvait intervenir à un plus mauvais moment. Ainsi, les nouvelles règles viennent s’ajouter à des défis existants de grande ampleur pour le secteur IT, comme la guerre des talents et la hausse des coûts salariaux. “Les entreprises disposant d’un ruling approuvé pensaient être à l’aise. Or elles voient cette certitude disparaître du jour au lendemain”, fait encore remarquer Danielle Jacobs. Dès lors, Beltug continue à plaider en faveur d’une adaptation du régime existant dans le cadre d’une réforme fiscale plus vaste. “Nous pourrions dès lors bénéficier d’un ensemble plus cohérent et disposer de mesures compensatoires différentes. Mais aujourd’hui, le secteur se sent en effet dans le collimateur.”

On n’a rien vu concernant le déphasage promis et les mesures d’accompagnement. ” – MATTHIAS GEEROMS, CFO d’ OTA Insight

La crainte existe que la réforme fiscale soit la goutte d’eau qui fait déborder le vase et pousse les entreprises IT à quitter le pays. “Cela fera une grande différence pour attirer du personnel et continuer à grandir en tant qu’entreprise, estime Geeroms. Par le passé, nous avions déjà envisagé de déménager à l’étranger, mais nous avions considéré l’ancrage local comme trop important. Mais si la différence de coûts devait continuer à augmenter demain, cela nous inciterait davantage à nous déplacer quelques fois par an jusqu’au Portugal pour y installer une antenne d’ingénierie.” Dans de telles conditions, la réforme causerait selon Geeroms plus de tort qu’elle ne ferait du bien. “L’ensemble du secteur est impacté, et ce pour un gain fiscal ridicule de 30 à 70 millions ?. Par ailleurs, il ne faudrait pas oublier que les entreprises IT de proximité, spécialisées notamment dans la technologie IA, représentent un accélérateur pour l’ensemble de l’économie nationale.”

Sujet à interprétation

Le noeud de l’ensemble de la discussion sur la réforme est la question de savoir si la référence à la législation fiscale du chapitre 5 de code de droit économique, lequel spécifie le type de travail qui est protégé par le droit d’auteur, doit être interprétée de manière large ou stricte. “Cette question est au centre de la problématique, car si l’on s’en tient strictement au droit économique, rien n’a changé et le logiciel tombe toujours sous la notion d’oeuvre protégée par le droit d’auteur”, précise Ken Lioen, partenaire chez NautaDutilth et à ce titre souvent impliqué dans le traitement fiscal des programmes de rémunération.

Ken Lioen
Ken Lioen

Dans les milieux fiscaux, il semble admis que la commission de ruling interprétera la référence au chapitre 5 de manière stricte. Dès lors, le logiciel sera exclu des dispositions. Van Peteghem a toutefois déclaré à la Chambre que la réforme n’excluait aucun secteur. “Cela engendre un climat d’incertitude juridique, estime Geeroms qui confirme ainsi les dires de Lioen. Un accord en demi-teinte est plus dangereux qu’un accord noir sur blanc. Une situation dans laquelle vous ne savez pas si telle entreprise peut bénéficier du ruling et telle autre pas, est néfaste. Cela engendre beaucoup d’inquiétudes et peut nuire à la capacité concurrentielle.”

Dénouement incertain

Du fait de cette incertitude, le secteur continue à se poser énormément de questions sur l’impact de la réforme sur les coûts salariaux et se demande s’il est encore intéressant de demander un ruling au fisc. Celui-ci reste toujours formellement possible, mais son résultat apparaît comme guère positif. “La loi permet néanmoins une certaine interprétation”, considère Lioen. C’est ainsi que par le passé, la commission de ruling a estimé à différentes reprises que le logiciel tombait sous la notion d’oeuvre protégée par le droit d’auteur. La question est désormais de savoir si la référence au chapitre 5 du code de droit économique est en soi suffisante pour faire dépendre le logiciel du nouveau régime. Mais cela reste douteux.

Le fait que le ministre ait laissé l’interprétation finale à la commission de ruling démontre que la législation était mauvaise. ” – KEN LIOEN, tax partner chez NautaDutilh

Quoi qu’il en soit, Lioen encourage les entreprises à s’adresser toujours à la commission de ruling et à argumenter leur demande. “Il appartient encore et toujours aux tribunaux d’interpréter la législation. S’il devait apparaître qu’il existe encore une possibilité d’appliquer le régime au logiciel, les entreprises qui exploitent cette possibilité pourraient toujours en retirer un avantage concurrentiel pour attirer des talents.”

Cour constitutionnelle

Dans un tel contexte, le principe d’égalité inscrit dans la Constitution ne doit pas être ignoré. C’est d’ailleurs dans cette optique que l’avocat bruxellois Claude Katz a introduit une procédure groupée contre la réforme auprès de la Cour constitutionnelle, procédure qui regroupe une quarantaine de développeurs de logiciels. Lioen: “Une distinction est-elle justifiée entre des collaborateurs bénéficiant d’une indemnité de droit d’auteur et des collaborateurs ayant une indemnisation fixe? Telle est la question. Tous deux développent des oeuvres protégées par le droit d’auteur, sachant qu’un groupe bénéficie du régime des droits d’auteur alors que l’autre pas. S’il n’est pas possible en l’occurrence d’établir une distinction sur base juridique, il y a une raison fondée de faire appel devant la Cour constitutionnelle.”

Reste à présent à attendre un premier prononcé d’un tribunal ou de la commission de ruling, conclut Lioen. “Le ministre a laissé l’interprétation finale à la commission de ruling. Quoi qu’il en soit, un certain flou règne depuis le départ et il appartient à la commission de ruling d’y mettre un terme. Il s’agit tout simplement d’une mauvaise loi. Celle-ci encourage une interprétation restrictive et met à mal la séparation des pouvoirs.”

Pour leur part également les conseillers fiscaux d’OTA Insight affirment qu’il existe des arguments pertinents pour porter l’affaire devant la Cour constitutionnelle. Mais le jeu n’en vaut pas la chandelle, prétend Geeroms. “Nous sommes partis pour 5 ans, voire davantage.” OTA Insight n’a pas l’intention de demander d’autres rulings. “Selon nos conseillers, cela n’a guère de sens. Pas question pour nous de dénicher des portes de sortie. Nous ne l’avons jamais fait et n’entendons pas le faire à l’avenir.”

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