Une initiative de Tim Berners-Lee va-t-elle faire repasser nos données entre nos mains? ‘Les facteurs sont favorables pour provoquer ce revirement’

Tim Berners-Lee. © Reuters
Pieter Van Nuffel Journalist DataNews

Tim Berners-Lee, le fondateur du World Wide Web, fonde une entreprise en vue de stocker de manière décentralisée les données personnelles des utilisateurs. Cela peut-il mettre fin à la domination des grandes entreprises internet?

Il y a un peu moins de trente ans, Tim Berners-Lee lançait sa proposition du World Wide Web. Ces dernières années, le pionnier technologique prévient cependant régulièrement que son ‘invention’ ne ressemble plus à ce pourquoi elle était destinée, parce qu’elle est dominée par une poignée d’acteurs en vue qui ont la mainmise sur toutes nos données.

A présent, le pionnier internet mise sur un autre cheval: au lieu de rédiger des lettres ouvertes avec des avertissements, il entend pénétrer en personne dans l’arène des entreprises internet. Voilà pourquoi il prend une période sabbatique au MIT, afin de devenir CTO d’inrupt, la firme qu’il a créée dans le courant de cette année.

Fini la donnée en tant que modèle commercial

Inrupt lance un modèle commercial alternatif basé sur le projet open source Solid. L’idée sous-jacente est que chaque internaute puisse conserver ses données quelque part et décide lui-même avec qui il veut les partager. Une sorte de Dropbox, mais permettant à l’utilisateur non seulement d’échanger des données sous la forme de fichiers, mais aussi d’accéder facilement à, disons, sa date de naissance ou son nom. Solid propose aussi son propre système identitaire en vue d’offrir une alternative à la connexion au compte Facebook ou Google sur des services externes.

“Solid va changer le modèle actuel, où les utilisateurs confient leurs données personnelles aux géants numériques en échange de services”, affirme Berners-Lee sur un blog. “Comme nous l’avons vu, cela n’est pas dans notre intérêt”, ajoute-t-il en faisant référence aux innombrables brèches sécuritaires et violations du respect de la vie privée. A une question posée par Fast Company quant à savoir s’il a approché des entreprises comme Google et Facebook, le pionnier internet déclare “ne pas vouloir demander leur autorisation” pour “introduire quelque chose qui va complètement bouleverser leur modèle commercial.”

Démarrage en fanfare

L’idée générale, selon laquelle on peut donner à des applis une autorisation sélective pour utiliser vos données stockées de manière décentralisée, n’est pas neuve en soi. Dans une interview accordée à Data News, le pionnier technologique Jan Rabaey plaidait déjà pour un modèle de bac à sable (‘sandbox’), où nous pourrions stocker nos données personnelles. “Si une entreprise a besoin de données me concernant, elle devra faire tourner ses applis dans mon bac à sable. Si elle veut quand même y puiser des données, elle devra me demander l’autorisation, et je pourrai spécifier ce pourquoi elle pourra utiliser mes données”, avait expliqué Rabaey.

Ce qui est nouveau, c’est que cette idée est à présent transformée en une initiative qui dissocie les services et les données les uns des autres et qui entend ainsi mettre quelque chose en branle. “Cela ne peut cependant réussir que s’il y a divers fournisseurs de solutions data et divers fournisseurs de services, afin qu’il y ait compétition. inrupt entend faire démarrer cette communauté en fanfare”, déclare Ruben Verborgh, professeur de technologie web sémantique à l’UGent et intimement impliqué dans le projet Solid.

“Un modèle commercial en matière de ‘data-ownership’ est une stratégie ‘winner-takes-it-all’, et les gagnants sont les entreprises qui ont collecté le plus de données, quels que soient les services qu’elles proposent”, explique-t-il. “Si vous avez une idée qui est meilleure que celle de Facebook, vous ne pouvez aujourd’hui pas la lancer sur le marché, car c’est Facebook qui possède toutes les données.”

Selon lui, la communauté open source atour de Solid peut faire apparaître de nouveaux modèles commerciaux, parce que la concurrence entre les services et les données devient distincte. inrupt veut être un précurseur sur ce plan en lançant un service commercial. Dans leur sillage, les startups ayant de bonnes idées doivent pouvoir pénétrer dans l’arène des grandes firmes internet. “Dans Solid, toutes vos données sont interopérables entre les applications. Si un développeur observe un vide dans le marché, comme par exemple une fonction qu’une appli ne remplit pas encore, il pourra lui-même développer une appli reprenant cette fonctionnalité, après quoi celle-ci sera aussi disponible ailleurs.”

Revirement

Solid et inrupt peuvent-ils vraiment changer la donne? Verborgh voit trois facteurs susceptibles de contribuer au succès. “Primo, la prise de conscience des problèmes liés aux plates-formes centralisant les données croît – pensons simplement à la brèche sécuritaire chez Facebook la semaine dernière. Les gens en sont de plus en plus conscients, mais n’ont pas encore la motivation pour migrer vers des alternatives. Secundo, il y a de très nombreuses startups ayant de bonnes idées qui ne peuvent à présent pas se livrer à de la concurrence et ne peuvent donc pas apporter leur pierre au nouvel écosystème. Tertio, il y a le GDPR, ce qui fait que le ‘data-ownership’ n’est plus considéré comme un modèle commercial intéressant en Europe. Les facteurs sont donc favorables pour provoquer un revirement.”

Par ailleurs, stocker toutes ses données dans Solid n’a guère de sens non plus. “C’est encore trop tôt. Nous nous sommes certes fait connaître publiquement assez vite, parce nous voulons ouvrir l’écosystème. Nous disposons à présent d’une plate-forme, sur laquelle les développeurs peuvent opérer”, conclut Verborgh.

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