” Pourquoi ne pourrions-nous pas relier notre cerveau à celui d’un autre ? “
Lorsque nous ne savons pas quelque chose, nous pouvons toujours rapidement le rechercher sur notre smartphone. ” Mais l’étape suivante consistera à envoyer directement l’information au cerveau “, estime Jan Rabaey, chercheur.
Nous nous sommes entretenus avec Jan Rabaey (62 ans) à l’occasion de l’Imec Technology Forum où le chercheur de renommée internationale était l’un des orateurs vedettes. Avant son départ en 1987 pour l’université de Berkeley, il a travaillé durant 2 ans comme chercheur à l’Imec. ” Cela fait plus de 30 ans. A l’époque, nous en étions à une échelle de quelques microns, se souvient-il. Alors qu’aujourd’hui, nous travaillons sur des nanomètres, soit pas moins de 3 ordres de grandeur plus petits. ”
Cette réduction d’échelle a permis d’intégrer toujours plus de fonctions sur des puces sans cesse plus petites. Du coup, la micro-électronique est toujours davantage utilisée dans ds applications de biotechnologie. Cette évolution est d’ailleurs clairement visible dans les innovations présentées lors de l’Imec Technology Forum, avec un accent mis d’année en année plus sur les soins de santé.
” Nous nous approchons toujours plus de la taille d’une cellule biologique “, précise Rabaey. ” L’électronique et les cellules se rapprochent donc sans cesse et communiquent entre elles. De même, il est possible de lire l’information contenue sur un neurone. Grâce à l’interaction entre l’électronique et le cerveau, il est soudainement possible d’établir une connexion entre le cybermonde et le monde biologique. Voilà qui va changer l’homme “, ajoute notre interlocuteurs avec enthousiasme.
Rabaey parle aussi vite qu’il pense. Dans sa vision de l’avenir, les nouvelles technologies vont permettre à l’homme de se dépasser. Au début des années 1990 déjà, il voyait déjà nettement plus loin que d’autres. A l’époque, il avait mis au point l’Infopad, un précurseur de l’iPad, avant même que les réseaux sans fil n’existent. ” Certes, l’on savait déjà alors que la technologie numérique sans fil deviendrait réalité, précise-t-il. Il n’y avait pas encore de smartphone et la 2G était à l’état embryonnaire, de même que les premières versions du wi-fi. Le plus important était que nous avons développé un appareil qui soit petit, léger et facile à utiliser. ”
Un peu moins de 30 ans plus tard, de tels appareils sont déployés pratiquement dans le monde entier. Et si l’on regarde 30 ans dans le futur, quels types d’appareils vont-ils remplacer alors les smartphones ? Les wearables ? Les diffuseurs intelligents ? Les lunettes de RA ? Ou directement des interfaces cerveau-ordinateur ?
JAN RABAEY : Tous ces appareils en même temps dans le cadre d’une évolution où cette chose [il sort son iPhone, NDLR] sera progressivement déconstruite. Les fonctions dont dispose aujourd’hui le smartphone ne seront plus intégrées dans un seul et même appareil, mais réparties sur notre corps sous forme d’un réseau intelligent de capteurs. Dans un premier temps, il s’agira de wearables, mais dans le cas de personnes ayant des contraintes médicales, des capteurs seront très rapidement posés dans le corps lui-même. C’est d’ailleurs déjà le cas, avec notamment la pose d’un implant cochléaire dans l’oreille des sourds.
L’étape suivante consistera à établir un lien de communication directe entre les deux systèmes en interconnectant le cerveau ‘informatique’ et le cerveau organique.
Autrefois, le cerveau humain ne devait traiter que des informations provenant directement de nos sens, ce à quoi le corps réagissait ensuite. Il s’agit donc d’une boucle de feedback. Mais en mettant des wearables sur notre corps, nous pouvons collecter des informations supplémentaires en provenance du monde qui nous entoure et sur nous-mêmes. Du coup, nous ajoutons une deuxième boucle de feedback complémentaire à la première, mais à laquelle elle n’est pas encore connectée. Il est possible d’entraîner son cerveau à mieux interpréter les informations provenant de ces wearables, mais la connexion est indirecte. L’étape suivante consistera à établir un lien de communication directe entre les deux systèmes en interconnectant le cerveau ‘informatique’ et le cerveau organique. Si l’on peut vraiment parvenir à stimuler directement le cerveau, il sera possible d’éviter l’ensemble des problèmes de communication avec les wearables. La question est évidemment de savoir laquelle des deux approches est la plus efficace : indirectement via des capteurs ou une connexion directe entre le processeur externe et le processeur interne. Mais nous n’en connaissons pas encore la réponse.
Les wearables actuellement disponibles sur le marché ne paraissent pas extraordinairement populaires. Quel est leur point faible et que faut-il faire pour les améliorer ?
JAN RABAEY : La convivialité doit encore être nettement meilleure. Voilà quelque chose que je porte toujours sur moi [il montre son Apple Watch, NDLR]. Le fait que je puisse consulter des messages et que je puisse en partie suivre mon état de santé, voilà qui est pratique. Mais c’est encore trop peu, sans oublier qu’il faut la charger fréquemment. Cette montre est en outre liée à une seule entreprise, ce qui fait qu’elle ne communique qu’avec cet autre appareil [il fait à nouveau référence à son iPhone, NDLR]. Il faut un standard ouvert.
En fait, les wearables devraient passer totalement inaperçus au point de ne plus savoir qu’ils existent. Ils doivent faire partie du corps. C’est l’avantage des implants, des tatouages intelligents, etc. Nous avons chacun énormément de place [il indique son bras, NDLR] que l’on pourrait utiliser pour des capteurs ou comme output. En plaçant de petits capteurs dans la main, il serait possible à l’aide de gestes de commander le bras d’un robot ou une voiture à distance. La technologie existe : ‘bits and pieces everywhere’, mais qui ne sont pas encore interconnectés.
Lorsque je parle à des sociétés comme Apple et Facebook, elles font preuve d’une extrême méfiance face à des notions comme ‘invasif’ ou ‘implantable’. Elles ne veulent d’ailleurs même pas envisager le moindre petit micro sur la peau dans la mesure où les réglementations sont nettement plus nombreuses. Elles pensent grand public. A l’exception de Verily [l’entité de recherches de Google spécialisée en sciences du vivant, NDLR] dont la direction générale est composée d’anciens étudiants en doctorat que j’avais comme élèves.
Comment se passe la collaboration entre universités et entreprises dans la Silicon Valley ?
JAN RABAEY : Parfaitement. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la Silicon Valley est une telle réussite. Le monde universitaire doit juger les nouvelles perspectives technologiques, réfléchir à l’avenir et être disruptif. Les entreprises et centres de recherche leur embraient ensuite le pas dès qu’ils voient le potentiel de ces innovations.
Vous avez également fondé votre propre société, Cortera, qui conçoit des interfaces cerveau-ordinateur. L’activité est similaire à celle de Neuralink, l’entreprise qui a été rachetée l’an dernier par Elon Musk.
JAN RABAEY : Avec Cortera, nous développons des technologies susceptibles de lire des neurones de manière optimale et sans fil pour des applications médicales. Pour sa part, Neuralink a été cofondée par Philip Sabes, un neuroscientifique que je connais très bien puisque nous avions ensemble un projet DARPA. Au départ, leur idée était d’augmenter très sensiblement la bande passante pour pouvoir lire un nombre nettement plus élevé de neurones en même temps. Cela dit, ils restent très mystérieux sur leurs plans futurs.
Pourquoi le DARPA, l’organisme de recherche du ministère américain de la Défense, investit-il tant dans le développement d’interfaces cerveau-ordinateur ? Veulent-ils permettre à l’avenir aux militaires de faire la guerre avec leur cerveau ?
JAN RABAEY : Que non. Vous savez, après les guerres du Moyen-Orient, nombreux sont les militaires qui sont revenus avec l’un ou l’autre membre en moins, ce qui a incité le DARPA à concevoir des prothèses. Mais de très nombreux militaires sont aussi rentrés en souffrant de problèmes neuropsychologiques, comme des stress post-traumatique ou des dépressions. C’est donc par priorité pour s’attaquer à ces problèmes médicaux, notamment via la stimulation de certaines parties du cerveau, que le DARPA a commencé à s’intéresser à ces technologies.
Pour développer une interface cerveau-ordinateur, il faut pouvoir mesurer l’activité électrique du cerveau. Où en sont les travaux dans ce domaine ? J’ai posé récemment un casque EEG, mais celui-ci présentait surtout du bruit ne permettant pas d’en retirer grand-chose.
JAN RABAEY : C’est effectivement difficile. Les signaux mesurés avec un EEG sont fortement affaiblis par la peau, les cheveux et les os. Notre crâne élimine les ondes dont la fréquence est supérieure à 50 Hertz environ, alors que ce sont précisément les plus intéressantes. Pour y arriver, il faudra donc des méthodes invasives. Ainsi, une opération d’un quart d’heure permet déjà d’implanter des électrodes sous la peau. Cela ne fonctionne pas encore parfaitement, mais permet déjà de ne pas devoir tenir compte des cheveux ou des mouvements de la peau. L’étape suivante consistera à placer un implant permanent dans le crâne. Le câblage et l’électronique peuvent être miniaturisés à l’extrême. Vous aurez alors un implant pouvant être apposé relativement facilement et qui fournira nettement plus d’informations.
En fait, les wearables devraient passer totalement inaperçus au point de ne plus savoir qu’ils existent.
Cette solution pourra par exemple être d’une grande aide pour les patients souffrant de SLA, dont le cerveau fonctionne parfaitement, mais qui éprouvent des difficultés à commander leurs muscles. S’ils veulent parler, un choc cérébral prémotorique commandera le type de mouvement que doit effectuer la bouche. Si vous pouvez intercepter ces signaux, vous pourrez en principe reconstruire leur parole.
Comment allez-vous obtenir le consentement éclairé de personnes qui ne sont pas capables de communiquer ?
JAN RABAEY : Hum, si vous avez une personne qui est vraiment enfermée dans son propre monde, c’est effectivement un problème éthique. Cela étant, la plupart des personnes peuvent communiquer d’une manière ou d’une autre, par exemple en faisant bouger un muscle. Mais dans le cas d’une personne réellement incapable de communiquer, il est toujours possible d’utiliser un scanner MRI et de lui demander de penser à quelque chose de particulier si elle est d’accord. Enfin, voilà une première idée, même si je n’ai encore jamais vraiment réfléchi à la question. Cela dit, je pense que des solutions peuvent être trouvées.
Les implants de cerveau seront-ils à terme également utilisés sur les personnes ‘saines’ ?
JAN RABAEY : Je le crois, même si certains groupes seront plus vite intéressés que d’autres. Je pense d’une part aux personnes souffrant de limitations physiques et, d’autre part, aux athlètes. Ainsi, si vous courez un marathon et que vous pouvez projeter à tout moment dans votre cerveau votre niveau d’acide lactique, il s’agira d’une sorte de ‘sensation’ qui vous permettra d’adapter à tout moment votre rythme. Les groupes qui seront les premiers à ressentir que de telles technologies peuvent leur faire bénéficier d’une avance seront ceux qui les utiliseront d’abord. Les autres groupes suivront, pas à pas, à mesure qu’ils constateront aussi que ces technologies leur facilitent la vie.
Sans GPS il devient impossible d’encore se promener, sachant que les gens ne savent plus lire une carte.
Un peu comme de nombreuses personnes ont estimé à l’arrivée du smartphone qu’ils n’en auraient pas besoin, alors qu’il est désormais inconcevable de se passer de smartphone ?
JAN RABAEY : Exactement. Le smartphone est maintenant devenu un élément essentiel de l’homme – nous sommes perdus sans lui. Littéralement même puisque sans GPS il devient impossible d’encore se promener, sachant que les gens ne savent plus lire une carte.
Le smartphone comme cerveau synthétique et qui devient un complément essentiel de notre cerveau biologique ?
JAN RABAEY : Parfaitement.
Mais notre cerveau biologique reste limité, alors que notre cerveau synthétique peut augmenter de manière exponentielle à mesure que la technologie se développe. Existe-t-il un risque que les ‘early adopters’ aient à un certain moment acquis une telle avance dans la puissance cérébrale qui le fossé par rapport à ceux qui n’ont pas adopté les nouvelles technologies ne puisse plus être comblé ?
JAN RABAEY : Oui, et on le constate aujourd’hui déjà. Wikipédia est en partie notre super-cerveau. Lorsque nous ne savons pas quelque chose, nous le recherchons directement sur notre smartphone. L’étape suivante est que l’information sera directement transmise au cerveau simplement en y pensant. Et une fois que le cerveau sera connecté à ce super-cerveau, on peut se poser cette question : pourquoi ne pas relier notre cerveau via ce super-cerveau au cerveau de quelqu’un d’autre ? Pour obtenir une communication directe.
Voilà qui paraît à la fois fascinent et inquiétant.
JAN RABAEY : Oui, et cette inquiétude est justifiée. C’est pourquoi nous devons commencer le plus rapidement possible à réfléchir à ces nouvelles possibilités. Quels risques faut-il prendre en compte ? Quels garde-fous personnels peut-on prévoir ? Qu’est-ce que je veux partager et garder ? Quels sont les règles éthiques à mettre en place ? Tous ces aspects de vie privée sont extrêmement importants.
Et cela exigera aussi une adaptation des législations ? En Europe, le RGPD a été introduit pour adapter la législation en matière de vie privée à cette nouvelle ère du numérique. Aux Etats-Unis, où vous habitez, la question de la vie privée est abordée de manière différente.
JAN RABAEY : Je pense que la nouvelle réglementation européenne sur la vie privée est un pas dans la bonne direction. Et je suppose que des entreprises comme Google et Facebook appliqueront également aux Etats-Unis les mesures qu’elles doivent désormais respecter sur le Vieux Continent.
Croyez-vous vraiment qu’elles le feront, même si cela va à l’encontre de leur modèle économique ?
JAN RABAEY : Elles devront adapter leur modèle économique. Vous savez, au départ, des personnes comme Mark Zuckerberg ne savaient absolument pas quelle voie prendre. Ils avaient une bonne idée avant de constater que celle-ci pouvait leur rapporter facilement de l’argent. Mais personne n’aurait jamais pu prévoir que ce réseau social atteindrait une dimension telle qu’il serait exploité à des fins politiques. Cette possibilité existait certes, mais personne n’y avait songé au début. Bref, le CEO de Facebook doit constamment improviser. C’est le risque lié aux nouvelles technologies qui sont lancées sans que tous les scénarios possibles aient été préalablement testés.
Le problème est d’ailleurs plus vaste que Facebook uniquement. Nous sommes dans un modèle dépassé qui s’est peu à peu imposé parce que nous avons échangé nos données contre des services. Nous devons à présent nous battre pour récupérer nos données. Je plaide dès lors pour un modèle de ‘bac à sable’ où nos données personnelles seraient stockées dans une ‘sandbox’. Et si une entreprise a besoin de mes données, elle doit faire tourner son appli dans mon bac à sable. Et si elle veut vraiment mes données, elle doit m’en demander l’autorisation et je dois pouvoir déterminer à quelle fin mes données pourront être utilisées.
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