Spécialistes ‘mainframe’: disparition inquiétante

D’après Share, l’association indépendante des utilisateurs IBM, pour deux spécialistes ‘mainframe’ qui partent en retraite, un seul est prêt à prendre la relève. Le manque de personnel qualifié en matière de ‘mainframes’ va devenir le grand défi informatique des années qui viennent. D’après les observateurs, en effet, 70% de toute l’information mondiale réside encore sur des mainframes.

Un récent rapport d’IBM Business Consulting Services compare le vieillissement du marché du travail à quelqu’un qui souffre d’hypertension: pendant des années, la maladie reste sans symptômes visibles, mais quand ceux-ci apparaissent, il est souvent trop tard pour aborder le problème efficacement. Nulle part, le phénomène n’est aussi aigu que dans le monde des ‘mainframes’. Les baby boomers qui ont grandi avec le mainframe s’approchent à grand pas de l’âge de la pension, et avant longtemps, nombre d’entreprises vont se trouver face à une dure réalité: il n’y aura personne pour les remplacer.Un ancien malLe problème n’est pourtant pas nouveau. Il y a quatre ans environ, une étude du Meta Group (aujourd’hui une entité de Gartner) révélait que plus de 90% des entreprises employant des spécialistes ‘mainframe’ n’avaient aucun plan pour compenser leur départ, alors que d’après la même enquête, plus de la moitié des intéressés avaient dépassé l’âge de 50 ans.Cette apparente négligence s’explique sans doute en partie par l’excès de spécialistes ‘mainframe’ et Cobol qui se sont soudain retrouvés sur le marché une fois les problèmes de l’an 2000 résolus. Toutes les entreprises utilisant de gros systèmes avaient embauché à la pelle pour éliminer les ‘Y2K bugs’ de leurs programmes. Mais ensuite, il n’y avait plus de travail pour eux.”C’est vrai, admet Paul Veugelen, directeur général de l’institut de formation Abis. Au terme de leur mission, nombreux sont ceux qui ont été remerciés, la situation économique aidant. D’autres ont suivi une nouvelle formation, par exemple à Java ou .NET, parce que les développements mainframe se faisaient moins fréquents”. Benny Goossens, président Belux du groupe d’utilisateurs IBM GSE (Guide Share Europe), embraye: “Souvent, il ne s’agissait même pas de vrais spécialistes mainframe. Après l’an 2000, ils sont retournés à leurs systèmes ‘midrange'”.BulldozerGoossens confesse que le problème a longtemps été sous-estimé. L’on croyait généralement que le ‘mainframe’ menacé d’extinction comme les dinosaures. L’intérêt faiblissait. “Mais il n’en a rien été. Le mainframe reste incontournable dans notre infrastructure informatique. Je le compare souvent au bulldozer des travaux publics, chargé de déplacer les gros volumes de terre.” Les chiffres le confirment: d’après le bureau d’études de marché IDC, plus de 5.300 ‘mainframes’ ont trouvé acquéreur l’an dernier, dont quelque 1.600 en Europe. IBM reste de loin le numéro un avec 2/3 du marché, suivi de grands noms comme Fujitsu, Bull, Hitachi, Unisys, NEC et HP.Rôle de l’enseignementPrincipal intéressé, IBM voit venir l’orage depuis quelques années. En 2003, en collaboration avec les universités et l’enseignement supérieur, le constructeur lançait son Academic Initiative pour ouvrir des programmes de formation au mainframe dans le monde entier. Un de ces établissements est la Karel de Grote-Hogeschool d’Anvers, qui propose depuis l’année dernière un cours de 60 heures sur le ‘mainframe’. “Ce sont les propres formateurs d’IBM qui ont donné le premier cycle. Cela va nous servir de base pour les quatre années à venir, explique Jan Celis, enseignant en informatique appliquée, responsable avec Nico Verlinden du cours mainframe à la KDG. Le cours trouve place dans notre orientation Gestion de réseaux et de systèmes. Nous avions déjà une petite initiation aux ‘mainframes’, mais nous étions limités à des simulations. A présent, nous pouvons travailler sur un vrai ‘mainframe’, un IBM à Montpellier.”Le nouveau cours, Introduction à z/OS, a attiré l’an dernier une vingtaine d’étudiants, plus quinze le soir. “En cours du soir, le sujet ‘mainframe’ fait partie d’un ensemble plus large. Il constitue un certificat complémentaire, poursuit Nico Verlinden. Nous y retrouvons surtout des étudiants de ces trois dernières années, qui ont fait connaissance dans la pratique avec le ‘mainframe’ et les serveurs. Ils ont compris les possibilités qu’offrent encore ces plates-formes.” Au total, IBM collabore déjà avec quelque deux cents universités et écoles supérieures. L’objectif: former 20.000 spécialistes ‘mainframe’ pour 2010.Le Cobol n’est pas mortQui dit mainframe songe immédiatement au Cobol, le langage de programmation né il y a plus de cinquante ans pour développer les nouveaux programmes sur les gros ordinateurs. Et le Cobol a souffert de l’image désuète des ‘mainframes’, admet Bart Abeel, ‘country sales manager’ de Micro Focus Belgique et Luxembourg, premier fournisseur de Cobol depuis plus de 30 ans. “Le succès tapageur des nouveaux langages comme Java ou .Net a fait passer le Cobol au second plan. Mais ce n’était que provisoire, car nous constatons aujourd’hui un regain d’intérêt manifeste. De plus en plus nombreux sont ceux qui s’en rendent compte: ce n’est pas par hasard si le Cobol a survécu à ces décennies. Les raisons? Sa stabilité et les possibilités d’intégration aux autres environnements de développement. N’oublions pas non plus que, selon l’origine des statistiques, de 65 à 80% de tous les programmes du monde ont été écrits et le sont encore en Cobol. Une montagne d’applications!”Micro Focus, comme d’autres, tente de profiter de ce retour du ‘mainframe’, notamment dans le cadre de collaborations avec des universités et écoles supérieures. “Avec le VDAB, nous sommes en train de voir si nous pouvons mettre sur pied des cours de recyclage pour les travailleurs – jeunes ou moins jeunes -, qui disposeront ainsi à bref délai de meilleures chances sur le marché de l’emploi”, ajoute Abeel. Le temps des “purs” ‘mainframistes’ est révolu, notre interlocuteur en est conscient. Ses contacts avec les grands utilisateurs montrent clairement qu’il faut désormais savoir tout faire: les environnements multifonctionnels (Cobol, mais aussi Java, .NET, Unix et Linux) sont à l’ordre du jour.Plus de polyvalenceChez Abis, le son de cloche est le même. “En effet, le rôle du mainframe n’est plus le même qu’il y a 10 ans. Il occupe aujourd’hui le ‘back-end’, relié à une multiplicité de systèmes distribués, déclare Paul Veugelen. Dans ce contexte, les spécialistes ‘mainframe’ doivent être au fait de tout ce qui gravite autour de leur domaine de prédilection, comme les applications Java qui tournent sur un WebSphere Application Server, ou la communication avec d’autres plates-formes par messagerie et XML”.Veugelen pointe un doigt accusateur vers l’enseignement, qui n’a pas fait grand-chose ces dernières années pour proposer des cours sur les mainframes, donnant aux étudiants l’impression que tout tournait autour de Java, de .Net et d’autres produits “flashy”. “Ces milieux comprennent-ils que les grandes entreprises, en particulier les institutions financières, dépendent encore dans une large mesure des mainframes? Je me le demande parfois”, regrette-t-il.ExternalisationIl existe un phénomène qui pourrait apporter une solution à la menace de pénurie: l’externalisation. En Inde, en Chine et aux Philippines, affirment les observateurs, des milliers de programmeurs Cobol n’attendent qu’un signe, et plus près de chez nous, les grands fournisseurs de services comme EDS ou IBM Global Services mettent des spécialistes à la disposition des amateurs. Cela dit, il n’est pas impensable que ces entreprises rencontrent dans quelques années le même problème du manque de compétences en matière de mainframe si l’enseignement n’arrive pas à alimenter le marché. “Et il y a des limites à l’externalisation des développements sur ‘mainframe’, rappelle Paul Veugelen. Pour les applications simples, cela ne pose pas de problèmes, mais dès que la complexité augmente ou que l’on a besoin de communications, il en va autrement”.Bref, la formation de nouveaux spécialistes ‘mainframe’ ne peut plus attendre; tout le monde en convient. Dans ses publications, IBM affirme même sans ambages qu’il faut huit ans de travail sur le tas pour faire un développeur ‘mainframe’. Cela signifie qu’il faudra inévitablement rechercher d’autres solutions à la pénurie, par exemples des conditions de travail plus souples pour pouvoir garder les anciens le temps qu’ils transmettent leurs connaissances aux jeunes. IBM a aussi annoncé qu’il n’hésiterait pas à rappeler des spécialistes pensionnés pour intervenir dans des projets très techniques ou dispenser une formation à la demande. N’est-ce pas bon de savoir que l’on n’est pas fini à soixante-cinq ans…?

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