Peter Hinssen
L’ex
L’univers de l’informatique est clairement mon monde. Je suis féru de technologie dans l’âme. J’ai grandi avec l’IT et j’y ai passé la plus grande partie de ma carrière. Ces dernières années cependant, je ne me suis plus vraiment intéressé à l’IT en tant que telle. Mais plutôt aux changements que génère la technologie. C’est un domaine que je considère comme plus passionnant que l’IT.
Depuis longtemps, mon audience lors de présentations n’est plus les CIO, mais les dirigeants d’entreprises confrontés plus que jamais aux “ruptures”, la face obscure de la technologie, et aux “innovations radicales” que leurs sociétés se doivent de déployer pour survivre. Quoi de plus passionnant.
Reste que je trouve dommage que dans ce genre de discussions, peu de CIO jouent un véritable rôle. Un rôle de locomotive, devrais-je dire. Un rôle significatif.
Le mois dernier, j’ai eu la chance de faire une présentation conjointe avec Peter Weill aux Etats-Unis. Le professeur Weill est directeur au MIT du CISR, le Centre for Information Systems Research. Depuis des années déjà, le MIT se penche sur le rôle des CIO dans les organisations et sur l’IT comme outil stratégique. Face à la révolution numérique actuelle, Weill s’est posé la question pertinente : “Si, en moyenne, 40 % à peine du budget de numérisation d’une entreprise dépendent du département IT, comment le CIO peut-il dire qu’il dirige la numérisation de son entreprise ?”
La plupart des CIO radicalement innovants renoncent carrément.
Par la suite, au bar, nous avons pris quelques verres de vin. Personnage attachant, ce Peter Weill. Tout comme moi, il est convaincu que les CIO en général se sont laissés totalement dépasser. “In every normal universe where technology plays the role it does today, the CIOs should have been rock stars.” Certes, on en trouve, des stars. Même chez nous. Kalman Tiboldi par exemple qui, chez TVH, est parvenu à positionner la technologie comme fer de lance de l’innovation et à transformer cette entreprise ouest-flamande en leader mondial. Ou encore Rudi Peeters chez KBC qui fait du très bon travail pour hisser la banque dans la Ligue des Champions de l’innovation grâce à son approche radicale de gestion de l’IT au sein de l’organisation. Mais il s’agit là d’exceptions qui confirment la règle.
La plupart des CIO radicalement innovants renoncent carrément. Et jettent l’éponge. Mon exemple favori à cet égard est l’ex-CIO de Philips, Jeroen Tas. Je reconnais, c’était déjà un miracle de voir Jeroen Tas devenir un jour CIO de Philips. Celui-ci avait été entrepreneur et avait créé et revendu plusieurs sociétés. Mais il avait été sollicité par le grand patron de Philips pour nettoyer de fond en comble l’IT, la transformer et l’ouvrir sur l’innovation. Et il y était parvenu en deux temps, trois mouvements. Avant d’en avoir assez.
Et aujourd’hui, il dirige une entité métier chez Philips. Sans doute même la division la plus intéressante de l’organisation, celle qui entend conquérir le monde avec la ‘healthcare information’. Il est à la tête d’un département qui associe technologie, information, wearables et réseaux. Et il s’amuse comme un fou. Des étoiles brillent dans ses yeux lorsqu’il explique ses objectifs, mais aussi avec quelle simplicité il est possible d’innover avec ses technologies dans la Silicon Valley et comment il entend faire du monde une “better place”. Lorsque je l’avais rencontré comme CIO de Philips, son enthousiasme était bien moins débordant. Il avait certes été élu “European CIO of the Year”, mais il en avait en fait assez de devoir s’occuper de tous ces centres de données.
Si, en moyenne, 40 % à peine du budget de numérisation d’une entreprise dépendent du département IT, comment le CIO peut-il dire qu’il dirige la numérisation de son entreprise ?
Car là réside bien le dilemme du monde moderne de l’IT. Ce qu’il est possible de faire avec l’IT est fascinant, spectaculaire et passionnant. Mais la manière d’y arriver et de le diriger n’a rien de séduisant. Certes, en tant que technologues, nous restons sans doute fortement impressionnés par le DevOps, les stratégies de migration vers le cloud, ou encore Hadoop. Mais le CEO moyen n’y voit rien de bien captivant. Même à l’ère de la technologie.
Cela fait maintenant plus de dix ans que Nicholas Carr a publié son fameux article dans la Harvard Business Review sous le titre “IT doesn’t matter”. A l’époque, ce titre m’avait fortement heurté, je m’y suis opposé durant des années et j’ai même publié plusieurs ouvrages où je m’opposait à cette vision. Et en effet, une entreprise ne peut plus se permettre de se passer de la technologie, laquelle est plus pertinente que jamais. Mais lorsque je relis cet article aujourd’hui, dix ans plus tard donc, le message sous-jacent était en fait “The IT department doesn’t matter”, et par extension, il prédisait “The CIO doesn’t matter.”
J’ai en son temps rencontré un professeur de la London Business School qui m’expliquait la “Golden Rule”. Et de préciser : “He who has the Gold, Rules.” Si le MIT a raison en affirmant que 40 % du budget de numérisation d’une organisation ne dépendent pas de l’IT, les CIO ne sont clairement pas “the ones who will rule”. Si vous voulez jouer un rôle significatif dans votre entreprise, un rôle vraiment pertinent et avoir un réel impact, vous avez sans doute intérêt à devenir un petit Jeroen Tas et laisser tout tomber. En d’autres termes, cher CIO, if you really want to rule, jetez l’éponge afin que des étoiles brillent dans vos yeux.
Bon vent, ex-CIO.
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