Il y a une dizaine d’années, je déambulais dans les allées d’IBC, le plus grand salon européen de l’audiovisuel. La 4K était alors sur toutes les lèvres. Elle semblait être à l’aube d’une adoption massive. Pourtant, la grande majorité des programmes étaient encore filmés en Full HD. Et tandis que le secteur (ainsi que le client final) peinait encore avec la transition vers la 4K, les exposants faisaient déjà miroiter aux visiteurs la 8K et des technologies encore plus avant-gardistes. Conséquence : ceux qui se fiaient aux tendances du salon prenaient une longueur d’avance sur les possibilités techniques et les besoins réels du marché.
Aujourd’hui, je reconnais la même dynamique dans le secteur IT au sens large. Les mots à la mode ont changé, mais le scénario est identique. Alors qu’auparavant, il s’agissait de pixels et de résolution, on parle désormais d’IA, d’informatique quantique, de SASE, d’IA agentique et, demain, sans doute d’un nouveau terme que peu de gens comprennent pour le moment. Dans l’intervalle, le client final moyen continue d’utiliser Excel, une grande partie du back-office tourne sur des systèmes ERP obsolètes et les CIO ont du mal à structurer leur écosystème de données.
Le fossé entre ambition et réalité
Le récent sondage Couchbase FY 2026 CIO AI Survey expose crûment ce fossé. Les entreprises qui sont à la traîne dans l’adoption de l’IA perdent en moyenne 8,6 % de leur chiffre d’affaires, soit environ 87 millions de dollars par an. Il n’est donc pas surprenant que les CIO cherchent à augmenter leurs budgets IA de 51 % en 2025 et 2026, bien au-delà des 35 % d’augmentation globale de la transformation numérique. L’IA n’est plus considérée comme une technologie expérimentale, mais comme une nécessité stratégique.
Dans les faits, ce n’est pas si simple : 99 % des CIO ont fait état de retards ou de blocages lors de leurs déploiements IA. En moyenne, cela a retardé de plus de cinq mois la réalisation des objectifs stratégiques des organisations, avec un impact financier de plusieurs dizaines de millions de dollars. Et alors que presque tous les CIO disent faire face à une échéance stricte pour implémenter l’IA, les prérequis essentiels font souvent défaut : des données de qualité, un cadre de gouvernance abouti et un socle technique approprié.
Le résultat est un tableau contrasté. D’un côté prédominent l’enthousiasme et l’appétit d’investissement. De l’autre s’accumulent les obstacles et les risques.
Le piège du buzz
Le même phénomène est à l’œuvre dans la communication et le marketing. Les entreprises veulent se démarquer en utilisant les mots à la mode, car elles attirent ainsi l’attention. Les services commerciaux se voient imposer des objectifs basés sur les technologies de demain, avant même que le marché ne soit prêt. Et le client final ? Il observe souvent les choses avec perplexité, songeant qu’il serait peut-être plus sage de « passer son tour ».
Ce n’est pas forcément une mauvaise idée. Les investissements importants des entreprises, tels que les systèmes ERP, se projettent généralement sur une décennie ou plus. Cette temporalité ne cadre pas avec des cycles de battage médiatique annuels. En tant que professionnels de la communication et de la vente dans le secteur IT, nous courons le risque de nuire à notre propre crédibilité. Ceux qui vantent aujourd’hui les mérites de l’informatique quantique ou de l’IA agentique, mais qui ne sont même pas capables de prendre en charge les processus de base d’un client, sèment le doute. Et le doute est fatal à la confiance.
Une dynamique réelle plutôt qu’un buzz
Il nous faut impérativement faire la distinction entre une dynamique réelle et un buzz. La dynamique signifie que le marché, la technologie et le client sont prêts à sauter le pas. Le buzz, quant à lui, se réduit à des paroles, car les conditions préalables ne sont pas réunies.
L’étude de Couchbase révèle les bénéfices de la culture d’expérimentation. Les organisations qui s’octroient une marge de manœuvre pour effectuer des tests contrôlés déploient 10 % de projets IA supplémentaires et gaspillent 13 % de leur budget en moins. Ce n’est pas de la hype, mais une dynamique : le bon test au bon moment, avec un objectif clair de création de valeur.
Le secteur informatique se nourrit d’effets de mode. Ils inspirent, attirent les talents et font bouger les marchés. Mais ces engouements ne doivent jamais servir de boussole pour orienter la stratégie d’entreprise. Voilà pourquoi nous plaidons pour plus de pragmatisme. Pour une communication qui sait traduire les mots à la mode en valeur concrète. Pour des stratégies commerciales qui tiennent compte du cycle de vie d’un client, et pas seulement des objectifs trimestriels. Pour un secteur qui comprend que la crédibilité d’aujourd’hui détermine la propension à investir de demain.
La technologie évolue à une vitesse fulgurante, mais les entreprises et leurs investissements progressent à un rythme plus lent. En le perdant de vue, nous risquons non seulement de décevoir nos clients, mais aussi de briser une confiance difficile à rétablir. La question n’est donc pas de savoir quelle tendance fera la une des journaux demain, mais comment faire en sorte que la technologie d’aujourd’hui tienne ses promesses et que les clients aient l’assurance que leurs investissements garderont leur valeur sur une décennie. Réussir ce pari, c’est muer l’innovation en atout stratégique pérenne plutôt qu’en simple feu follet.