“Tel sera bel et bien l’avenir”
Alors que les concepteurs de mondes virtuels vous expliquent que tel sera l’avenir, on est encore loin d’un secteur florissant en Europe. Mais les choses bougent rapidement et certaines activités deviennent rentables.
CK Kuhlman travaillait dans le secteur de la publicité. Lorsque le coronavirus nous impose le confinement en 2020, elle (Kuhlman s’identifie comme non-binaire) se spécialise dans la conception d’ongles. “Mon style est plutôt avant-gardiste et extrême. Je ne dessine pas des ongles pour le bureau, mais plutôt pour un défilé de mode ou une séance photo.”
C’est alors qu’elle fait ses premiers pas dans le Decentraland, où il n’existait à l’époque pas grand-chose en ‘nail art’. Kuhlman pose sa candidature pour un salon de mode sur Twitter et est retenue. “C’est ainsi que j’ai pu commencer à concevoir des ‘bubble nails’ en virtuel. En pratique, un artiste 3D impliqué dans ce projet a commencé à dessiner sur la base de photos de mes réalisations. A ce moment-là, je me suis rendu compte que des adaptations étaient nécessaires. C’est ainsi qu’un cercle parfait est impossible à réaliser parce que le métavers est encore fort ‘low poly’.”
Mais le terreau était fertile et Kuhlman est rapidement entrée en contact avec un autre artiste 3D qui concevait également des ongles (virtuels). Le fait que le coût des designs dans Decentraland soit relativement élevé les a incités à collaborer, ce qui leur permet désormais de lancer deux jeux d’ongles disponibles à la vente. “Nous faisons coïncider ces jeux avec les véritables jeux d’ongles, baptisés phygitals, ce qui permet d’acheter un objet physique, tout en acquérant aussi une version numérique, le cas échéant avec un NFT comme étape intermédiaire.”
S’il ne s’agit pas d’un emploi à temps plein, cette activité génère des revenus passifs. Même si Kuhlman insiste sur le fait qu’il doit être possible d’en vivre. “Les exemples les plus connus sont les projets NFT qui deviennent très populaires, mais la plupart gagnent de l’argent en tant que codeur SDK ou artiste 3D. Pour moi, le design d’ongles est simplement une passion à côté de mon activité ‘classique’ dans la publicité. Je vis et travaille à New York où je dois évidemment payer mes impôts. Mais c’est une belle combinaison. Une grande part de ma vie Web3 rejaillit sur mon travail et inversement.”
Cela dit, elle insiste sur le fait qu’il faut y aller par étapes. “Pour moi, tout a commencé par une représentation virtuelle de Grimes. Je ne l’avais jamais vue sur scène, donc pourquoi pas la faire jouer dans le métavers.” Dans la foulée, elle entre en contact avec d’autres représentants/acteurs et participe de manière plus active. “A terme, je voudrais travailler davantage avec les NFT et les phygitals. Mon travail porte surtout sur les shootings photos et moins avec mes collègues de bureau. Il est donc intéressant de rendre son travail plus visible sur le Web3. En outre, j’aime y consacrer beaucoup de temps. Alors que vous menez cette interview, j’apporte mon soutien dans un monde virtuel par le biais d’une vidéo Twitch.”
Nous sommes une communauté, pas Activision qui peut lancer chaque année un nouveau ‘Call of Duty’.
Pas uniquement pour les jeunes
Kuhlman estime par ailleurs que le métavers n’est pas destiné surtout à la jeune génération. “J’ai moi-même 36 ans et rencontre beaucoup de personnes de mon âge. Le métavers semble surtout conçu pour les millénials, mais on y retrouve aussi des développeurs qui sont plus âgés.” Chaque environnement a certes ses propres spécificités. “Un monde comme The Sandbox est comparable à Roblox, mais est prévu pour les adultes, avec beaucoup de jeux et de quêtes. Il est possible d’y concevoir des objets virtuels portables, mais ce que vous faites leur appartient. En revanche, je vois plutôt Spatial comme une plateforme de bureau, même si l’on y retrouve des créateurs qui proposent des galeries d’art ou des concerts, de telle sorte que sa spécificité évolue. De son côté, Decentraland est davantage décentralisé. Les fondements de ce monde se constituent sous forme caritative: ils font le développement, mais le but final est que la communauté en ligne prenne en charge la gestion. L’objectif est que nous construisons des choses, par des codeurs, des artistes et d’autres créatifs, comme je le fais avec mon ‘nail art’.”
Douleurs de croissance
L’interview de CK Kuhlman fait clairement apparaître que le métavers est un concept certes jeune, mais en pleine évolution. En d’autres termes, tout n’est pas toujours évident, mais les perspectives sont nombreuses. “Certes, il y a des douleurs de croissance. Mais on constate aussi que si quelque chose tourne mal, on peut faire entendre sa voix, tandis qu’il existe dans le Decentraland une certaine gouvernance capable d’aborder ces questions. Bon nombre de choses que l’on fait dans le métavers sont le reflet de la vraie vie. Et grâce à la chaîne de blocs et à la crypto, on a davantage de maîtrise en tant qu’utilisateur. Entre-temps, on a tous entendu parler de la sécurité en ligne et on y est sensibilisé.”
“Reste que tel sera bel et bien le futur. Les graines sont plantées et les grandes marques se lancent. Le fait que Facebook ait changé son nom en Meta en est la meilleure preuve. Web1 was read, Web2 was read & write, Web3 is read, write and own.”
Reste que le fait que Facebook, pardon Meta, franchisse le pas est analysé de différentes façons. “En fait, c’était prématuré, estime Kuhlman. Je le comprends au niveau commercial puisque lors du changement de nom, le nombre d’utilisateurs a augmenté sur toutes les plateformes. Mais beaucoup d’entre eux ont ensuite quitté lorsque le marché du crypto s’est effondré. Cela étant, le nombre d’utilisateurs reste plus élevé qu’avant.”
L’annonce de Meta a suscité de fausses espérances. Alors que les jeux modernes affichent des graphiques sophistiqués, Horizon Worlds est perçu comme ayant été conçu pour la Nintendo Wii (voici 15 ans). “La critique existe et je la comprends. Mais pour Meta également, il s’agit d’apprendre et de tâtonner. De même, il faut pouvoir tourner sur un maximum d’appareils et permettre aux gens de créer et de bâtir. Le fait que le métavers ne tourne toujours pas sur les appareils mobiles explique également cette situation.”
“Certains utilisateurs croient que tout tourne ici sur Unreal Engine, avec une expérience en 4K, ce qui n’est actuellement pas le cas. Parfois, il s’agit de mondes virtuels sur lesquels 20 personnes travaillent. Certes, Meta a donné un coup de projecteur sur ces mondes avec son changement de nom et de stratégie, mais il s’agit à présent de répondre à ces attentes. Comme l’on dit, ‘they jumped the gun’. Nous sommes une communauté, pas Activision qui peut lancer chaque année un nouveau ‘Call of Duty’.”
Par ailleurs, l’éducation numérique reste selon eux un domaine à promouvoir: comment créer un portefeuille de crypto-monnaies?, comment éviter la fraude? En fait, autant de questions qui se posent également, et parfois de manière brutale, dans l’Internet actuel. “Une fois que ces problèmes sont réglés, on peut en profiter pleinement.”
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