Nabila Farhat, Young ICT Lady of the Year 2023: ” Je veux prendre en charge toutes les pièces du puzzle d’un projet “
Dans sa carrière encore relativement jeune, Nabila Farhat a déjà assumé différents types de fonctions IT chez Capgemini, que ce soit testeuse IT, cheffe de projet ou analyste métier, scrum master ou encore product owner. En y ajoutant désormais le titre de Young ICT Lady.
Vous avez un mastère en Business Engineering, ce qui ne mène pas d’emblée à l’IT. Comment êtes-vous finalement arrivée dans l’informatique?
NABILA FARHAT: Si vous me permettez cette franchise, c’est largement le fruit du hasard. Lorsque j’ai commencé à étudier la gestion, j’ai fait ce choix parce qu’il s’agissait d’un programme d’étude très large. Je ne savais pas encore très bien ce que je voulais faire et ai préféré opter pour une orientation qui permette d’ouvrir de multiples portes. La gestion est une matière à la fois vaste et limitée. Ce n’est pas aussi concret que des études de médecine par exemple qui vous préparent vraiment à être médecin. Certes, ce n’était pas évident de trouver ce que je voulais faire, mais j’avais à la maison l’exemple de ma soeur [Rima Farhat, ICT Woman of the Year 2021, NDLR] qui avait suivi les mêmes études pour se lancer ensuite dans l’ICT. J’ai dès lors essayé pour voir si cela me convenait. Et j’y suis toujours, 12 ans plus tard.
En tant que mère, vous avez des responsabilités. Vous ne pouvez pas penser uniquement à vous-même.
Vous avez commencé comme testeuse pour ensuite couvrir pratiquement l’ensemble du cycle de vie d’un projet. Estimez-vous important de connaître chaque étape d’un projet?
FARHAT: J’ai finalement opté pour la consultance parce que je voulais me lancer dans une carrière qui évolue constamment. Au début, mon ambition était surtout de saisir les opportunités qui allaient s’offrir à moi. Mais lorsque je suis passé du test à la gestion de projet, j’ai également voulu en revenir à l’aspect analytique parce que je sentais qu’il s’agissait là d’une pièce du puzzle que je ne maîtrisais pas encore parfaitement. Expérimenter différentes parties d’un projet et collaborer avec différentes personnes permet également d’avoir une meilleure vue d’ensemble car vous savez ce qui se passe à chaque niveau. J’estime par exemple que je suis actuellement une meilleure analyste métier parce que je sais ce qui doit être délivré pour améliorer la phase suivante du projet. Dès lors, ma volonté est de maîtriser chaque pièce de ce puzzle. En tant que testeur, vous êtes en bout de chaîne d’un projet. Vous voyez ce que le développeur a fait et testez le résultat produit. Mais plus je connaissais ces différentes fonctions, plus je parvenais à prendre la mesure du périmètre d’un projet. C’est quelque chose que j’ai appris en assumant différents rôles, la maîtrise de ce processus de bout en bout.
Quel est à vos yeux l’aboutissement?
FARHAT: Je ne sais pas où cela va me mener, mais je voudrais continuer un certain temps encore comme account manager pour approfondir encore ces différents types de technologies. Il y a encore de très nombreux domaines que je voudrais connaître. J’ai beaucoup travaillé dans le canal, avec des sites web et des applis. Désormais, j’entrevois de nombreux défis pour les banques de migrer leur technologie en direction du cloud. Il s’agit là d’aspects que je voudrais apprendre. J’aimerais donc poursuivre dans cette voie, mais en approfondissant le volet technologique.
Vous êtes mère de deux jeunes et vous avez confié lors de votre présentation que la maternité vous avait changée. Le remarquez-vous également dans votre travail?
FARHAT: En un certain sens, oui. En tant que mère, vous avez des responsabilités. Vous ne pouvez pas penser uniquement à vous. Même si vous avez un partenaire, vous pouvez continuer à être égocentrique, mais avec des enfants et en tant que mère, il n’y a personne d’autre qui puisse jouer ce rôle de mère. Pour moi spécifiquement, cela a nécessité une adaptation de mon travail. J’ai adopté une autre approche au bureau, j’ai pris davantage de responsabilités ainsi que de l’ownership dans mes projets et avec mon équipe. Mon responsable m’a dit que certains aspects de ma personnalité s’étaient développés. C’est ainsi que je suis plutôt introvertie et timide. Avant d’être mère, j’avais tendance à me mettre en recul et à ne pas m’approprier vraiment un projet. Tel n’est plus vraiment le cas. Cela m’a aidé à prendre davantage le leadership.
C’est également l’origine du projet mums@work?
FARHAT: Effectivement, j’ai partiellement basé ce projet sur ma propre expérience, mais aussi sur celle d’autres mamans au bureau. Personnellement, j’ai le sentiment d’avoir été bien entourée au travail durant ma maternité. Et lorsque je suis revenue, j’ai eu le luxe de pouvoir continuer à travailler sur le même projet, ce qui a facilité la reprise au travail. Mais lorsque j’en ai parlé avec d’autres collègues, j’ai constaté que certaines avaient eu plus de difficultés. Nous travaillons dans une société de consultance IT, ce qui est différent que lorsque vous rentrez après un congé de maternité pour reprendre le même boulot sur le même lieu de travail avec les mêmes collègues. Souvent, les consultants IT ne se retrouvent pas sur le même projet au terme d’un congé de paternité. Ils se voient confier un nouveau client avec un nouveau projet, de nouveaux collègues, ce qui complique le retour et crée un stress supplémentaire. Vous revenez sans vraiment savoir ce qu’il faut faire et avec qui. Donc, après différentes discussions avec des collègues, j’ai voulu contribuer à l’amélioration de cet encadrement. Je voulais également éviter de voir partir des collègues qui ne retrouveraient pas la même flexibilité, alors qu’ils faisaient un travail fantastique avant leur congé et restaient dans le même état d’esprit.
En quoi consiste ce projet?
FARHAT: Nous n’en sommes encore qu’aux débuts de mums@work, mais l’ambition est de trouver un mentor pour les mères. Nous voulons leur désigner une personne qui peut les accompagner même dès le début de leur grossesse, pour leur prodiguer le support nécessaire ainsi que leur donner des conseils pour préparer au mieux leur congé de maternité. Et cette même personne sera également présente lors du retour au bureau pour continuer à les assister. L’élément principal est celui du mentorat, le sentiment d’avoir une personne qui soit à vos côtés et vous offre tout le soutien nécessaire.
Par la suite, nous entendons nous intéresser à la flexibilité. Songez aux événements qui ne sont pour l’instant organisés qu’en soirée. Il devrait être possible d’offrir d’autres options. Autrefois, l’idée qui prévalait souvent était que la personne soit en journée chez son client et qu’elle assiste en soirée aux réunions de travail. Mais entre-temps, le travail flexible permet d’envisager d’autres alternatives. Il s’agit d’une discussion qui doit encore mûrir, mais de situations qu’il faut prendre en compte avec par exemple des collaborateurs qui doivent aller rechercher leurs enfants à l’école.
Qu’envisagez-vous de faire avec ce titre de Young ICT Lady of the Year?
FARHAT: J’ai trois projets en tête. Tout d’abord, j’entend partager davantage mon propre parcours et mes expériences, non seulement avec mon réseau, mais aussi avec un plus large public. Je pense pouvoir inspirer des femmes et des jeunes filles ainsi que les motiver à se lancer dans l’IT. Le secteur est bien davantage que le stéréotype classique de l’homme qui travaille comme développeur. Il existe de très nombreux domaines accessibles indifféremment du genre, du bagage, des études, etc.
Par ailleurs, je voudrais m’adresser directement à la jeune génération parce que je pense que le stéréotype sur l’IT en tant que secteur se développe dès le très jeune âge. Dans les classes de maternelle et du primaire, il convient d’essayer d’effacer ce biais selon lequel l’IT est fait pour les garçons. Cette idée doit être combattue très tôt.
Enfin, et le projet n’est pas encore clairement défini, je voudrais créer une plateforme permettant aux femmes travaillant dans l’IT de partager leurs expériences, qu’elles soient bonnes ou mauvaises. Ce faisant, elles pourront partager leurs succès, mais aussi leurs échecs et les problèmes auxquels elles sont confrontées pour ainsi se stimuler à faire un pas en avant dans leur carrière. Si une personne a un problème, peut-être une autre peut-elle l’aider et la conseiller ou permettre à d’autres d’éviter la même situation à l’avenir. C’est quelque chose que j’aurais apprécié d’avoir au début de ma carrière. Cela permet aussi d’avoir la confirmation que le trajet que vous suivez est le bon et que vous pouvez continuer à avancer et à avoir des rêves. Plus question d’avoir l’impression de ne pas avoir pris la bonne direction.
Votre soeur, Rima Farhat, a été élue voici 2 ans ICT Woman of the Year. A-t-elle joué un rôle de modèle?
FARHAT: Elle a effectivement joué un rôle de modèle, surtout qu’elle le fait très bien. La voir grandir m’a permis de constater que c’était possible. Elle a également une famille et doit gérer son agenda, mais elle continue à évoluer et à travailler avec une telle passion que je l’ai prise en exemple. Pour moi, il s’agit d’une manière d’avancer, d’entreprendre davantage et de relever de nouveaux défis.
Souhaitez-vous également assumer un rôle de modèle?
FARHAT: Voici quelques mois encore, je ne savais pas que je pouvais jouer un rôle de modèle. J’ai toujours fait mon travail avec plaisir, mais voici un an, une collègue qui ne travaillait pas depuis longtemps chez Capgemini est venue me trouver pour m’expliquer qu’elle éprouvait des difficultés après avoir mis sa carrière sur pause. Je suis parvenue à l’aider dans une certaine mesure et elle est revenue vers moi quelque temps plus tard pour me dire que je l’avais inspirée. Et je me suis alors dit: ‘Vraiment? ‘ ‘Je suis désormais une source d’inspiration? ‘ Jusqu’ici, j’avais toujours regardé autour de moi. Ce fut un moment de fierté que de pouvoir inspirer des collègues.
A 15 ans, Nabila n’aurait jamais imaginé qu’elle travaillerait 10 ans plus tard dans l’IT en compagnie de développeurs.
Votre soeur est ICT Woman of the Year, votre jumelle était cette année également en lice pour le titre de Young ICT Lady et vous l’avez emporté. Y a-t-il quelque chose dans la famille Farhat?
FARHAT: Nous avons certes été éduquées dans l’idée qu’étudier et ramener de bons points à l’unif ou dans une haute école est important, car c’est la clé de l’indépendance. Par ailleurs, il ne faut pas faire dans la vie quelque chose que l’on n’aime pas. Et nos parents ont insisté sur le fait qu’il fallait réussir à l’école et opter pour des études que l’on aimait. Et peut-être faudrait-il réfléchir plus longtemps au type d’étude que l’on choisit car cela détermine le reste de la vie. Ce message avait été bien compris et, comme nous étions quatre filles à la maison, on nous a inculqué l’idée qu’il était possible de faire n’importe quel type d’étude. Il ne faut pas que le fait d’être une fille soit une barrière. Par ailleurs, comme nous venions d’un autre pays, nous avons dû nous prouver à nous-mêmes que nous étions capables. Nos parents ont toujours voulu que nous rendions ce que la Belgique nous avait donné. C’est un état d’esprit que nous avons intégré dans notre comportement et la raison pour laquelle nous investissons à ce point dans le travail.
Faut-il encore s’attendre à autre chose?
FARHAT: Nous sommes quatre filles et un garçon à la maison. Ma plus jeune soeur et mon frère sont médecins et ils ne sont donc pas prêts à participer au concours. (rire)
Comment analysez-vous le déséquilibre entre hommes et femmes dans l’IT?
FARHAT: Ces dernières années, et même dans ma propre société, l’accent est fortement mis sur la diversité. Nous sommes vraiment en train de pousser pour atteindre de meilleurs ratios. Avec un autre état d’esprit et ce type de mesures visant à attirer proportionnellement plus de femmes, je pense que c’est réaliste. Nous n’atteindrons pas 50/50 dans les toutes prochaines années, mais nous mettons tout en oeuvre pour y parvenir et espérer stabiliser ce pourcentage dans le futur. Idéalement, il ne faudrait plus devoir regarder les chiffres et faire en sorte que cela devienne naturel d’engager du personnel plus divers. On constate d’ailleurs que cela fonctionne dans d’autres pays. C’est ainsi qu’en Inde, le ratio entre femmes et hommes dans l’IT est de 50/50 parce que les jeunes filles savent dès leur plus jeune âge qu’elles peuvent devenir développeuses. En Europe, on rencontre davantage de stéréotypes sur l’enseignement technique notamment. Lorsque j’étais à l’université, il n’y avait que très peu de filles dans les cours IT.
Aviez-vous des réticences vis-à-vis de l’IT en tant que jeune fille?
FARHAT: J’avais évidemment ce stéréotype du développeur ‘geek’ dans sa cave. Il ne s’agit pas là forcément d’une image négative et j’avais beaucoup d’amis en classe qui avaient les mêmes idées et qui codaient avec un sweat à capuche. J’ai grandi avec cette image et je ne peux pas dire que cela m’ait freinée. Mais je ne le voyais pas comme une option pour moi-même. A 15 ans, Nabila n’aurait jamais imaginé qu’elle travaillerait 10 ans plus tard dans l’IT en compagnie de développeurs.
Etes-vous également occupée à intéresser vos enfants aux STEM?
FARHAT: Mes filles ont 8 et 5 ans, et sont donc encore relativement jeunes. Mais je remarque déjà un certain impact. Durant les vacances, mes filles m’ont demandé une boîte qu’elles pourraient bricoler. J’ai d’abord songé à une maison de Barbie ou quelque chose du genre, mais elles voulaient construire un ordinateur portable. J’ai dû imprimer pour elles un clavier, elles ont trouvé une paille pour faire la caméra, etc. Elles avaient remarqué que je travaillais à l’époque beaucoup de la maison et que j’utilisais la caméra pour mes appels, ce qui les a incitées à faire un laptop. En un certain sens, je ne leur transmets pas consciemment quelque chose, mais elles cherchent à m’imiter. Elles jouent au ‘télétravail’ et font des appels vidéo que je ne peux pas interrompre, ce type de choses. Pour elles, il n’y a là rien de spécial, sinon que je suis leur maman.
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