Dossier: N’oubliez pas l’humain du projet de numérisation

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Pieterjan Van Leemputten

La numérisation apparaît parfois comme la panacée pour rendre d’anciennes entreprises ou procédures plus performantes. Or faute de s’intéresser à l’humain, l’organisation risque d’aliéner les collaborateurs.

Plus tôt dans l’année, ETION, le forum des entreprises engagées, s’associait à la haute école Artevelde et à Idewe pour mener une enquête auprès de 249 organisations en Flandre et à Bruxelles sur le thème de la numérisation et de son impact sur le personnel de ces organisations. Les résultats de l’enquête sont globalement positifs. Ainsi, 63% des dirigeants interrogés se déclarent relativement satisfaits, contre 17% de très satisfaits, 18% de relativement insatisfaits et 2% seulement de très mécontents.

D’autres conclusions sont également positives. Ainsi, 91% indiquent être plus efficaces et flexibles, tout en étant mieux préparés pour l’avenir. Une écrasante majorité se dit plus productive avec des clients plus satisfaits. Hourra! La numérisation sauve les entreprises. Mais elle ne sauve pas toujours les gens qui voient leur travail être numérisé. Un peu plus de la moitié précise que la numérisation met en danger la culture et les valeurs, augmente le stress auprès du personnel et accroît même le fossé de connaissance entre collègues. Un peu moins de 40% indiquent aussi une baisse des contacts personnels et un plus grand sentiment de contrôle. La numérisation est-elle dès lors toujours synonyme de progrès?

La numérisation a rendu de nombreux contacts superflus et il convient donc de veiller à conserver le contact humain.” JONACHAN EYNIKEL

“La numérisation permet aux entreprises de progresser, comme le montre notre enquête. Sur un plan général, les avantages sont importants. Mais il y a une exception, et elle concerne la collaboration et la culture d’entreprise”, analyse Jochanan Eynikel, philosophe d’entreprise chez ETION. Ce n’est évidemment pas tout à fait négatif, mais notre enquête souligne que de nombreux dirigeants mettent en lumière des effets négatifs de la numérisation sur la culture d’entreprise. Bref, ce n’est pas forcément toujours un progrès.”

Mais avant de rappeler les consultants et de réintroduire les procédures papier, il convient de noter qu’une réponse existe à cette problématique. “C’est la manière d’aborder la numérisation qui fait la différence. Expliquez par exemple en détail les raisons de la numérisation. Si tel est votre objectif et que vous donnez l’impression que le but recherché est de réduire le personnel, vous devrez faire face à davantage de résistance. Même s’il apparaît dans notre enquête que les économies de personnel sont la raison la moins importante de lancer un projet de numérisation. Cela étant, l’économie de coûts au sens large se situe plus haut dans la liste.”

Un autre aspect est le contact humain. Eynikel: “La crise du coronavirus nous a appris que les moments sociaux étaient importants pour rendre le travail agréable et épanouissant. La numérisation a rendu de nombreux contacts superflus et il convient donc de veiller à conserver le contact humain.”

Eynikel cite l’exemple d’un garage où les rendez-vous sont effectués par un robot conversationnel. “Un robot est capable d’effectuer ce type de tâches de manière efficace. Et une fois le rendez-vous pris, un collaborateur peut toujours appeler pour régler un éventuel problème. Cela donne confiance au client qui sait que ce qui a été enregistré par le robot est correct. Le processus d’enregistrement est automatisé, ce qui permet au collaborateur de se concentrer sur ses compétences humaines. Il n’est pas question de fixer des règles ou des frontières strictes, mais bien de prévoir des interventions humaines en parallèle au numérique.”

Permis de conduire numérique

ETION ajoute que Colruyt utilise activement la numérisation axée sur l’individu et n’est nullement freinée dans son automatisation. “Il s’agit clairement de l’une de nos priorités: dégager grâce à la numérisation davantage d’espace pour se concentrer sur le client, explique Ruben Missinne, responsable du domaine Transformation numérique chez Colruyt Group. La robotique permet de rendre le travail plus facile pour nos collaborateurs et d’absorber par exemple des volumes supplémentaires.” Missine ajoute qu’au sein de Colruyt, il existe encore de nombreux processus et défis susceptibles d’être supportés par le numérique. “Mais pas question de se rapprocher trop du champ d’action des personnes. Pas question d’en arriver à une situation comme chez Target [une chaîne de magasins américaine, NDLR] où un père a appris que sa fille était enceinte sur la base des achats effectués. Cela étant, utiliser l’IA pour identifier automatiquement des fruits et des légumes à la caisse permettrait d’optimiser le processus d’achat.”

Bref, l’objectif est de permettre aux collaborateurs d’accorder plus d’attention au client. “Une solution numérique ne doit pas mettre davantage de distance entre les gens, mais les rapprocher.” C’est ainsi que chaque collaborateur de Colruyt se voit remettre un ‘permis de conduire numérique’ après avoir acquis un certain nombre de compétences de base, comme utiliser l’appli Extra. “Si un client pose une question à n’importe quel employé, celui-ci pourra lui répondre personnellement.”

“Pour que le collaborateur puisse se sentir bien dans son environnement de travail, trois besoins psychologiques de base doivent être remplis: autonomie, implication et compétence, ajoute Eynikel. Le premier concerne le sentiment d’autodétermination et de ne pas simplement exécuter ce que quelqu’un d’autre vous impose, le second porte sur le lien social qui est parfois mis à mal dans le cadre des interactions numériques. Et le troisième couvre la capacité à mettre en oeuvre ses compétences dans l’espace de travail. Notre enquête a montré que la numérisation handicapait surtout les deux premiers besoins. Par ailleurs, nous avons constaté que trois quarts des répondants affirmaient que leurs collaborateurs pouvaient se développer mieux grâce à la numérisation.”

Cela étant, un processus numérique n’implique pas forcément que la personne est dirigée par des données ou des algorithmes. A l’AZ Maria Middelares de Gand, le processus de nettoyage, pourtant une activité relativement physique, a été numérisé. En l’occurrence, la numérisation a été perçue comme un outil susceptible d’améliorer la qualité du travail plutôt que pour mesurer les individus et ensuite s’appuyer sur des chiffres. “Nos collaborateurs décident en grande partie eux-mêmes des tâches qu’ils entament en priorité, s’ils choisissent un certain jour de ne faire que des tâches quotidiennes ou s’ils préfèrent effectuer des tâches périodiques hebdomadaires ou mensuelles, en faisant rapport eux-mêmes”, explique Peter Dierickx, CIO et directeur facilitaire de l’AZ Maria Middelares. Et de préciser que l’exécution d’un processus numérique doit être associée à une culture de la confiance et que la numérisation ne doit pas être un but en soi, mais un outil. “Dans un premier temps, le processus existant, à savoir la bonne vieille liste de contrôle papier, doit être au point avant de le numériser. Mais il ne faut pas oublier que l’homme fait des erreurs, ce qui est normal en soi, mais doit s’approprier la solution. Ce n’est que lorsque cette culture est vivante et que l’on ne travaille pas de manière top-down comme responsable, que la technologie numérique peut être déployée.”

Jochanan Eynikel
Jochanan Eynikel

Si la numérisation est considérée par certains comme un projet permettant de mieux contrôler les collaborateurs, l’inverse existe également, note Dierickx. “Désormais, nous pouvons objectiver les choses. Le nettoyage est un processus qui se situe en fin de chaîne dans un hôpital. D’aucuns estiment qu’il s’agit là d’un goulet d’étranglement lorsqu’il faut par exemple libérer une chambre pour un nouveau patient. Mais désormais, nous avons des chiffres qui contredisent cette impression. Autrefois, une discussion se serait engagée entre les personnes, mais aujourd’hui il est possible de décider sur des bases objectives.”

L’âge et l’expérience sont sans importance

Il convient de remarquer que tant Eynikel que Messinne et Dierickx insistent sur le fait que l’âge ou un manque de compétences numériques ne font pas forcément la différence. Eynikel (ETION): “Impliquer les personnes quel que soit leur âge ou leurs compétences et votre projet y gagnera. Dans certains cas, il faudra familiariser les gens avec leur environnement numérique. Ce sera peut-être moins le cas avec de plus jeunes générations, mais ce n’est pas parce que vous maîtrisez TikTok que vous savez utiliser un système CRM.”

“Si vos collaborateurs sont désireux d’apprendre, mais ne sont pas à l’aise avec les outils numériques, il est possible de vaincre ensemble les réticences, ajoute Dierickx. Et ceci, indépendamment de la fonction ou du diplôme. Si une personne possède un diplôme supérieur ou des compétences en IT, mais n’a pas la bonne attitude, vous n’y parviendrez pas.”

“Il faut prévoir pour chacun le défi qui convient, relève Missinne. Nous employons 33.000 collaborateurs, à la fois d’anciennes générations et des natifs numériques et toutes les couches intermédiaires, et il y a certes des différences. Il faut dès lors donner à chacun selon l’outil correspondant à son niveau. D’après mon expérience, ce n’est pas un problème de faire adhérer les gens à la numérisation, même avec des connaissances numériques limitées. Notre permis de conduire numérique a été conçu dans cette optique. Le défi principal se situe plutôt au niveau des ‘précurseurs’ à qui il faut donner un défi correspondant à leur profil.”

Sur la plateforme d’apprentissage en ligne Mensgerichtdigitaliseren.com, ETION et la haute école Artevelde proposent une série d’outils gratuits à destination des entreprises afin de leur permettre d’impliquer davantage leurs équipes dans la transformation numérique. “Laissez les collaborateurs définir eux-mêmes leurs défis et priorités principaux avant de commencer un projet”, ajoute encore Eynikel. Et d’insister sur la nécessité d’impliquer des profils différents. “N’invitez pas uniquement des cadres, des profils ICT ou des bénis oui-oui. Impliquez un groupe plus large de profils, de préférence sur la base de leur engagement volontaire. Expliquez-leur aussi la manière dont vous utiliserez leur input et pourquoi vous écarterez certains inputs pour aller de l’avant.”

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