Peter Schwartz

‘Les assistants numériques auront sur notre vie au moins un aussi grand impact que le smartphone’

Peter Schwartz Futurologue technologique et Chief Future Officer chez Salesforce

Le futurologue américain Peter Schwartz tente de prévoir si une technologie déterminée connaîtra ou non le succès. Pour Data News, il se livre sur les assistants numériques et explique à quelles conditions cette technologie devra répondre pour pouvoir s’imposer pleinement.

Les voitures autonomes du parc de Google se sont connectées sur plus de 16 millions de kilomètres de voies publiques. Le secteur industriel a mis plus de 2 millions de robots en service dans le monde. Et deux personnes sur cinq utilisent désormais la recherche vocale tous les jours.

Il n’y a pas si longtemps encore, ces technologies relevaient de la science-fiction. Elles sont devenues une réalité quotidienne. Il ne faut toutefois pas s’attendre de sitôt à voir débarquer les jet packs, pilules anti-vieillissement et voyages dans l’espace à la vitesse de la lumière.

En cette ère de quatrième révolution industrielle, comment anticiper les technologies futuristes qui deviendront réalité – et auront un réel impact sur nos vies privées et professionnelles – et celles qui seront reléguées au rang des souvenirs des bons vieux films de science-fiction des années 30 ?

Bienvenue dans le monde des futuristes dont je fais partie. Je ne peux pas affirmer que je suis absolument sûr de la précision de mes prédictions, mais j’ai eu ma part de succès. J’ai par exemple été consultant pour le film Minority Report, réalisé par Steven Spielberg en 2002, se passant dans un monde dominé par l’informatique à commande gestuelle, la reconnaissance faciale, les publicités personnalisées et les voitures autonomes – des années avant que ces technologies deviennent réalité.

Une chose est sûre : émettre des prédictions précises est source de véritable satisfaction personnelle. Mais à un niveau plus pragmatique, imaginez les avantages dont vous ou votre entreprise auriez pu profiter si vous aviez prévu l’adoption massive des smartphones. Étant donné l’effet de rupture des nouvelles technologies, un dirigeant industriel capable de prédire les technologies gagnantes bénéficierait d’une énorme longueur d’avance sur ses concurrents.

Trois facteurs clés

Il n’est pas si facile d’émettre des prédictions dans le domaine de la technologie. Tout comme le Modèle des cinq forces de Michael Porter implique l’évaluation d’une poignée de forces pour pouvoir analyser la compétitivité professionnelle, les prévisions technologiques exigent d’examiner trois facteurs clés et leur interaction : Le contexte dans lequel la technologie fait son apparition, la viabilité de la technologie et les barrières au succès de la technologie.

Le contexte comprend notamment les courants politiques et économiques mondiaux. Difficile d’imaginer que le développement de l’énergie nucléaire n’ait pas été précipité par la Deuxième Guerre mondiale, qui avait donné lieu au Projet Manhattan. Des facteurs micro?économiques, comme des infrastructures existantes, peuvent également déterminer le succès ou l’échec d’une nouvelle technologie, ou en différer l’adoption. Par exemple, un énorme montant de capital-risque a été injecté dans les technologies énergétiques propres au début des années 2000, mais il a fallu très longtemps avant que ces technologies ne s’imposent de manière conséquente. Les investisseurs de la première heure ont découvert qu’il était difficile de déraciner du jour au lendemain un système de distribution d’alimentation électrique enraciné depuis longtemps.

La technologie à proprement parler doit aussi être viable. Il est peu probable que les jet packs puissent voir le jour dans un futur proche, parce qu’il est impossible de défier les lois de la physique.

Et enfin, il faut tenir compte des barrières potentielles au succès de la technologie. Les réglementations et les concurrents constituent de toute évidence des obstacles. Quand un marché est dominé par des entreprises et leur pouvoir de marketing ou de distribution, il faut qu’une nouvelle technologie soit extrêmement bonne ou désirable pour pouvoir les déloger. Dans certains cas – comme Amazon dans les entreprises de détail et de covoiturage dans le secteur du transport -, l’incapacité des sociétés en place à exploiter les nouvelles technologies a permis à des startups de les déstabiliser.

La destinée des assistants numériques

Maintenant que nous avons posé les principes fondamentaux des prédictions technologiques, examinons l’évolution des assistants numériques comme Alexa d’Amazon, Siri d’Apple et l’Assistant Google. Ces appareils promettent de nous faciliter la vie en utilisant l’intelligence artificielle pour répondre à nos commandes vocales et effectuer des tâches à notre demande. Si on laisse faire les sociétés technologiques, les assistants numériques se retrouveront bientôt partout, dans les bureaux, les chambres d’hôtel, et chaque pièce de la maison – même aux toilettes.

On trouve en effet dans les foyers un nombre croissant de haut-parleurs intelligents, qui intègrent les assistants numériques. Les expéditions mondiales ont atteint les 19,7 millions au troisième trimestre 2018 – soit une augmentation de 137 pour cent par rapport à l’année précédente, selon la société de recherche technologique Canalys. Pour se faire une idée de la manière dont cette technologie va se répandre, examinons les assistants numériques à la lumière de trois facteurs :

1. Le contexte : comment les assistants numériques s’intègrent-ils dans notre monde ?

Les assistants numériques représentent une solution à deux problèmes sociétaux modernes. Premièrement, la vie quotidienne est devenue d’une extrême complexité. Chaque application mobile, formulaire en ligne, ATM et kiosque en libre-service que nous utilisons nécessitent plusieurs interactions. Nos vies se sont remplies de nouveaux moyens de communication et de socialisation, et les types de divertissement se sont multipliés. Le deuxième problème, c’est le temps – nous n’en avons jamais assez (ce qui est en quelque sorte paradoxal) parce que nos vies débordent d’activités.

Les assistants numériques peuvent aider à résoudre ces deux problèmes. Ils peuvent nous aider à gérer la complexité en nous rendant les tâches quotidiennes plus rapides et plus faciles, en nous faisant gagner du temps et en renforçant notre productivité. Par exemple, Google Assistant peut appeler des restaurants et réserver une table, et il est même capable de mener une conversation vocale avec un employé du restaurant.

En nous débarrassant de ces tâches et distractions, nous gagnerons du temps pour nous concentrer sur les tâches plus importantes de notre vie et devenir ainsi plus efficaces. Et les assistants numériques nous aideront également dans de nombreuses tâches professionnelles, comme organiser des réunions ou synchroniser automatiquement des notes de réunion avec des rapports qui y sont associés, comme les comptes, les contacts et les dossiers.

Bien que les assistants numériques actuels n’offrent que des fonctionnalités limitées, ils deviendront dans le futur le partenaire à plein temps de beaucoup de gens, que ce soit au travail, à la maison, à l’école, chez le médecin et partout ailleurs. L’assistant numérique deviendra un des principaux vecteurs d’interaction avec le monde, et sans nul doute avec chaque système numérique.

2. La technologie : Est-ce que cela fonctionne ?

Les assistants numériques ont parcouru un long chemin depuis le lancement d’Alexa par Amazon en 2016. Les technologies sous?jacentes de l’entreprise – reconnaissance vocale, apprentissage machine et intelligence artificielle conversationnelle – ont énormément progressé. Toutefois, les études menées sur l’utilisation que les gens font des assistants numériques suggèrent l’immaturité relative soit de la technologie, soit de notre compréhension de cette technologie. Ou peut?être des deux.

Selon un sondage réalisé par Adobe aux États-Unis, les utilisations les plus communes du haut-parleur intelligent sont écouter de la musique (70 pour cent), lire les prévisions météo (64 pour cent) et répondre à des questions amusantes (53 pour cent), pas vraiment les emplois les plus sophistiqués d’une application axée sur l’intelligence artificielle.

Mais le potentiel est énorme. Même les assistants numériques actuels sont capables de comprendre les préférences personnelles et de déclencher une série d’actions. Vous pouvez par exemple configurer Alexa, Siri, ou Google Assistant de sorte que lorsque vous lui dites que vous êtes rentré à la maison, il doit réarmer automatiquement le thermostat, allumer les lampes et votre programme audio préféré, écouter les messages vocaux et envoyer un texto à votre partenaire.

À l’avenir, votre assistant numérique pourrait traiter automatiquement vos tâches quotidiennes sans aucun problème, en intégrant vos appareils connectés, votre voiture autonome et d’autres dispositifs pour faire les courses à votre place ou vous amener à vos rendez-vous. Il pourrait interagir avec d’autres systèmes, comme la reconnaissance faciale dans les magasins. Par exemple, le système assisté par intelligence artificielle d’un commerçant pourrait vous reconnaître à votre passage, en vous proposant des produits correspondant à vos préférences et en interagissant en arrière-plan avec votre assistant numérique. Et il pourrait également effectuer automatiquement le paiement à votre sortie.

Un assistant numérique pourrait vous aider à vous motiver et vous suggérer des moyens pour rester en forme et en bonne santé. Il pourrait aussi vous aider tout au long de votre journée de travail, en vous connectant automatiquement à vos collègues et en trouvant les documents utiles pour la tâche en cours.

3. Les barrières : les ventes continueront-elles à grimper ?

L’intelligence artificielle, le traitement de la voix et d’autres technologies à la base des assistants numériques s’améliorent d’année en année, et devront continuer à le faire pour développer leur plein potentiel. Les appareils permettant l’interaction vocale avec les utilisateurs, y compris les haut-parleurs intelligents, doivent également encore évoluer.

Mais en supposant que la technologie n’est qu’un obstacle temporaire à la croissance, quelles sont les barrières potentielles à leur succès à plus long terme ?

La première est le problème de la vie privée. Avec les haut-parleurs intelligents, les clients doivent essentiellement faire confiance à un appareil qui envoie un signal audio depuis leur domicile vers les systèmes d’un géant de la technologie dans le cloud. Ceci à une période où les clients ont de plus en plus de réticences vis-à-vis des entreprises et la façon dont elles traitent leurs données.

La deuxième est l’inertie. Les clients attendent que la nouvelle technologie soit suffisamment utile, pratique et abordable avant de l’adopter massivement. Ce phénomène est évoqué dans le Cycle de hype de Gartner, selon lequel, après avoir suscité un certain intérêt, les nouvelles technologies passent par un long “creux de la désillusion” avant d’être largement adoptées par les clients. (Entre parenthèses, selon l’édition d’août 2018 du Groupe Gartner, les assistants numériques sont en passe de tomber dans ce trou.)

Mais cette inertie est un obstacle temporaire. Le troisième impact, le plus important, sur le développement futur des assistants numériques est la résistance des technologies en place – plus spécialement les intérêts particuliers de toutes les entreprises à conserver leur relation avec leurs clients.

Les plus grands fournisseurs actuels d’assistants numériques sont Amazon, Apple et Google. Mais les entreprises qui insistent sur les relations directes nouées avec leurs clients ne se laisseront pas facilement désintermédier par une entreprise de technologie dans un monde qui proclame que les “données sont le nouvel or noir”. J.P. Morgan vient de lancer un assistant numérique pour les paiements d’entreprise. Starbucks a dévoilé son propre agent conversationnel en 2017. Deux parmi tant d’autres.

Qu’est-ce que cela signifiera pour les marques si les géants de la technologie dominent la recherche à activation vocale assistée par intelligence artificielle, le commerce, les divertissements, les appareils électroménagers et les assistants de bureau ? Comment les entreprises s’adapteront-elles si leurs clients font tout par l’intermédiaire d’assistants numériques – y compris commander des marchandises et des services – et que les entreprises ne sont plus en mesure d’interagir directement avec les clients ?

L’évolution pourrait suivre trois modèles dynamiques industriels radicalement différents. Selon le premier modèle, ce sont les acteurs majeurs – Amazon, Google, Apple, Alibaba, Baidu, Tencent – qui deviendront propriétaires de la relation. Dans ce modèle, si je suis un adepte d’Amazon, je choisirai Alexa pour tout.

Le deuxième modèle est similaire à l’utilisation que les gens font de leurs smartphones aujourd’hui. Ils en possèdent une version professionnelle et une version personnelle. Dans ce modèle, Alexa peut être mon assistant à la maison. Mais mon assistant professionnel peut être différent, choisi et fourni par mon employeur.

Le troisième modèle est plus fragmenté. Dans cette version du futur, quelques entreprises de services – banques, magasins de détail, secteurs des soins de santé de longue durée – proposent leurs propres assistants virtuels particuliers. Citibank pourrait lancer un guide financier numérique, Kaiser Permanente pourrait mettre à disposition une aide électronique aux soins de santé, et Netflix pourrait fournir un concierge de divertissements. Ces assistants personnalisés pourraient ensuite se connecter à un niveau supérieur, un assistant général fourni par Amazon, Google ou d’autres acteurs dominants.

Il est très difficile de prédire lequel de ces trois modèles se démarquera. Chez Salesforce, nous avons analysé cette problématique en profondeur avec un panel de clients et de développeurs et nous avons reçu une multitude de réponses. À ce stade, tous les paris sont ouverts. Si l’on se fie aux enseignements de l’histoire, quelques géants devraient finir par dominer le secteur, mais il ne faut pas sous-estimer le pouvoir énorme de fournisseurs individuels – comme les banques et les fournisseurs de soins de santé. L’évolution de l’assistant numérique sera l’un des développements les plus intéressants à observer sur le marché au cours des cinq prochaines années.

Identifier le point de basculement

Pour tous les futuristes, le Saint-Graal est de prédire la probabilité et le point de basculement entre une technologie qui restera un produit dont la plupart des clients peuvent se passer et une technologie qui deviendra un must absolu.

C’est bien ce qui pourrait se passer avec les assistants numériques au fur et à mesure que le nombre de dispositifs contrôlables électroniquement augmente. Si cette tendance se poursuit, nous atteindrons probablement bientôt un point où il deviendra essentiel de posséder un assistant numérique intégrant tous les appareils. Puis, après avoir envahi la maison, les assistants numériques pourraient évoluer et nous aider à contrôler le reste du monde.

Selon mes estimations, l’assistant numérique actuel équivaut probablement au BlackBerry à son zénith – cool et utile, mais n’offrant qu’une fraction des fonctionnalités du prochain iPhone. En me basant sur l’analyse de ces trois facteurs clés, je suis convaincu de l’existence imminente d’assistants numériques sophistiqués avec applications – et qu’ils auront sur notre vie privée et professionnelle un impact aussi important, voire plus, que les smartphones actuels.

Mais je peux me tromper. Il est très difficile de prédire les technologies gagnantes, même pour des futuristes. Les dirigeants qui souhaiteraient toutefois s’engager dans ce processus et s’informer sur les nouvelles technologies à la lumière des trois facteurs clés décrits ci?dessus identifieront probablement les tendances avant les autres, pourront anticiper les effets de surprise déstabilisateurs et prendre les bonnes mesures au bon moment. N’est-ce pas précisément ce qui distingue les leaders de l’industrie ?

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