Katrien Herdewyn (Elegnano): Le meilleur des deux mondes

© Gert Huygaerts
Els Bellens

Que se passe-t-il lorsque vous confiez à un scientifique la conception d’une chaussure? Avec son entreprise Elegnano, Katrien Herdewyn a associé sa passion pour la mode à sa connaissance approfondie de la nanotechnologie.

Vous êtes ingénieure civile spécialisée en nanotechnologie et conceptrice de chaussures. Comment en êtes-vous arrivée à combiner les deux?

Katrien Herdewyn: Elegnano est un projet-passion. Très jeune déjà, j’étais attirée par les chaussures. Je rêvais à l’époque de devenir vendeuse de chaussures. J’avoue que j’ai un peu abandonné ce rêve par la suite. Il n’existe que peu de musées ou d’ouvrages sur le design des chaussures, ce qui m’a incitée à oublier un peu ce projet, d’autant que je n’étais pas dans ce monde-là, d’où l’envie alors de faire d’autres choses. Mes parents sont pharmaciens et c’était donc un choix logique que de m’orienter vers les sciences. J’ai donc choisi de devenir ingénieure civile, sans trop savoir ce que je ferais une fois mon diplôme en poche. Je ne savais pas si ce métier me conviendrait. Lorsque j’ai été diplômée, je me suis vu proposer une bourse de doctorat que j’ai acceptée étant donné que le sujet me passionnait. J’ai fait de la recherche scientifique en nanotechnologie durant 4 ans tout en suivant le soir et le week-end une formation en design de chaussures. Je jonglais donc constamment avec ces deux mondes: en journée dans le labo de nanotechnologie et en soirée je fabriquais des chaussures à la main.

Les chaussures sont pratiquement restées identiques depuis une centaine d’années alors qu’à l’époque, la nanotechnologie existait à peine sur cette forme.

Cette combinaison vous a-t-elle apporté un autre regard sur votre métier?

Herdewyn: En tant qu’ingénieur, j’étais frappée de constater le peu d’évolution vécue dans la conception de chaussures. En fait, les chaussures sont pratiquement restées identiques depuis une centaine d’années. En même temps, j’étais occupée en journée sur un thème qui n’existait même pas voici 100 ans. Certes, les bases de la nanotechnologie étaient posées, mais celle-ci n’était pas évoquée et étudiée en tant que telle. Il s’agissait là pour moi d’un contraste intéressant. Du coup, j’ai imaginé d’appliquer à la chaussure mes connaissances d’ingénieure. Je me suis rapidement rendu compte que la science pouvait m’aider dans mes projets. C’est ainsi qu’au moment d’imaginer un talon, je commençais à calculer ses dimensions ou l’angle idéal pour répartir au mieux le poids. Durant ces 4 années, j’ai également participé à un concours de Vogue où j’ai figuré parmi les finalistes. C’est alors que j’ai compris qu’il pourrait être intéressant de combiner ces deux mondes. J’y ai cru et j’ai alors mis au point un plan d’entreprise. En outre, c’était le bon moment pour le faire puisque je venais d’être diplômée en design de chaussures. En effet, je n’avais pas encore de travail ni d’enfants. Si cela devait mal tourner, je n’aurais eu que peu d’engagements.

Lancer sa propre entreprise est de toute façon une étape majeure. Avez-vous éprouvé des difficultés à entreprendre?

Herdewyn: Je suis plutôt quelqu’un qui va de l’avant une fois la décision prise. Donc dès que j’ai décidé de lancer Elegnano, j’ai assumé. Il a donc fallu concevoir un plan d’entreprise et trouver les fonds.

Cela dit, cette décision n’a pas été prise du jour au lendemain, je l’ai mûrie durant 4 ans. Ce projet s’est constitué pas à pas et j’avais d’ailleurs déjà testé l’idée. En outre, j’ai participé à différents salons de mode où j’avais noué des contacts, ce qui m’a permis de ne pas partir de zéro. J’avais donc mis tous les atouts de mon côté. Restait à concrétiser l’idée. J’étais décidée, sans jamais oublier d’imaginer le pire.’

Aviez-vous alors déjà l’ambition de vous lancer à l’international?

Herdewyn: Dès le départ, j’avais conscience que je ne pourrais pas me limiter à la Belgique. La Belge moyenne n’est pas friande des couleurs et des escarpins que l’on retrouve volontiers dans mes collections. Ces modèles sont nettement plus en vogue au Moyen-Orient, en Asie ou en Europe de l’Est. Nous nous sommes dès lors lancés lors de la Semaine de la mode à Milan. Mon objectif n’a jamais été de concevoir des chaussures que l’on retrouverait dans chaque magasin en Belgique. En fait, nous avons dès le début opté pour la vente en ligne et l’international.

En quoi vos chaussures sont-elles spéciales?

Herdewyn: Nous appliquons l’effet lotus. C’est un principe connu en physique et que l’on retrouve aussi dans la nature. On y trouve différentes manières d’évacuer l’eau, comme le font les papillons ou les requins, mais aussi la fleur de lotus. La feuille du lotus est douce et lisse, mais si on l’examine d’un point de vue nano, on constate qu’elle est couverte de petites aspérités à sa surface. En fait, l’eau qui tombe à sa surface forme une goutte qui glisse au lieu de pénétrer. Nous avons reproduit ce phénomène sur les fibres du cuir lui-même. Nous avons appliqué des perles miniatures qui sont écartées suffisamment les unes des autres pour permettre au cuir de respirer et d’être souple, mais assez rapprochées pour que l’eau ne pénètre pas. Ce faisant, le cuir est moins sensible à l’usure.

Nous utilisons la nanotechnologie comme étape supplémentaire dans le processus de corroyage du cuir pour nous assurer que les chaussures soient plus résistantes à l’eau et à la poussière, et durent donc plus longtemps. Au départ, mon idée était surtout d’appliquer cette technique aux chaussures ayant des couleurs vives et pour lesquelles il était difficile de trouver le cirage approprié. Je voulais que les chaussures soient d’un entretien plus facile et puissent donc être portées plus longtemps. J’avais remarqué que j’hésitais moi-même à porter certaines paires de chaussures. Je portais moins volontiers des chaussures qui m’avaient coûté bien cher de peur de les abîmer. Or grâce à cette technologie, nous voulons faire en sorte que les gens osent porter leurs chaussures à n’importe quel moment.

Grâce à cette technologie, nous voulons faire en sorte que les gens osent porter leurs chaussures à n’importe quel moment.

Nous vous appelons à San Francisco. Qu’y faites-vous?

Herdewyn: Je conseille des entreprises désireuses de combiner technologie et design. En général, les designers s’intéressent par priorité à la beauté, à l’apparence sur le visage ou le corps, alors que les ingénieurs ont un regard plus fonctionnel et sont souvent moins attirés par le visuel. Comme je suis dans les deux mondes, je fais office de pont susceptible de stimuler la collaboration. Je me situe entre les deux groupes qui ne se comprennent pas forcément toujours bien et aide à favoriser le dialogue. L’un de mes clients ici travaille par exemple sur le verre architectural capable de changer de couleur. J’ai aussi planché sur des projets de réalité augmentée et d’impression 3D.

Il existe désormais pas mal de campagnes pour attirer les filles vers les études STEM. Quelle est votre position dans ce domaine en tant que facilitatrice entre le secteur ‘féminin’ de la mode et les sciences?

Herdewyn: La raison principale pour laquelle il faut attirer davantage de filles dans les STEM est à mon sens que les produits et services ont besoin de cette perspective. C’est ainsi que j’ai mis pas mal de temps à concevoir des chaussures pour hommes. Au niveau des chaussures pour femmes, je savais où se situaient les problèmes et comment les résoudre, mais j’ai dû faire de nombreuses recherches pour les chaussures pour hommes. C’est ce que l’on voit trop peu en technologie. De nombreux produits sont imaginés par un groupe très homogène d’hommes blancs et l’on ne porte que peu d’intérêt à la diversité du groupe cible final – qui se compose souvent pour moitié de femmes.

Je pense en tout cas que de telles campagnes ont leur utilité. Il s’agit au final d’un problème mathématique. Si vous voulez conserver davantage de femmes au terme du cursus, il faut en attirer un plus grand nombre au début. Or il y a encore trop peu de filles qui se lancent dans des études STEM, l’apport est trop faible, d’autant qu’il y a aussi du déchet.

C’est pourquoi il faut commencer très jeune à encourager les filles à choisir les STEM. Je pense que certaines filles renoncent parce qu’elles ne s’en sentent pas capables si tout n’est pas parfait dès le départ. Or les garçons sont souvent plus à l’aise avec l’échec. Je reçois des courriels de filles qui pensent être incapables d’entreprendre des études d’ingénieur civil parce qu’il s’agit de matières ardues. Elles avaient certes suivi le nombre maximum d’heures de mathématiques et de sciences, mais manquaient de confiance en elles.

Par ailleurs, il faut malheureusement constater que de nombreuses femmes décrochent. Cela m’est un peu arrivé, mais je le vois aussi chez des amies qui finissent par chercher un emploi dans un secteur un peu moins dominé par les hommes. A ce niveau, il y a certainement encore du travail. Les femmes ressentent souvent qu’elles doivent à chaque fois prouver deux fois plus et se comporter contre nature comme des hommes pour être entendues.

Cela fait désormais 6 ans que vous avez fondé Elegnano. Comment voyez-vous l’avenir?

Herdewyn: La pandémie a naturellement bouleversé mes plans. Certes, de nouveaux designs sont dans les cartons, mais comme nous avons une collection permanente de modèles existants qui restent disponibles d’année en année, il ne me paraissait pas opportun de lancer de nouveaux concepts durant cette période. Je préfère attendre que l’on puisse à nouveau sortir davantage. J’ai évidemment encore pas mal d’idées, non seulement pour des collections, mais aussi de nouvelles technologies.

Katrien Herdewyn (Elegnano): Le meilleur des deux mondes
© Gert Huygaerts

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