Ayla Cremmery: “Le changement doit venir de chacun pour atteindre son but”

Ayla Cremmery © Emy Elleboog
Pieterjan Van Leemputten

Si le secteur ICT veut devenir plus ‘divers’, il faut en finir avec les clichés. Mais il s’agit là d’un défi que nous devons tous relever, dans l’enseignement ou le cinéma notamment. Rencontre avec Ayla Cremmery, Young ICT Lady of the Year 2021 de Data News!

Durant votre présentation face au jury, vous avez confié que les filles ne devaient pas commettre la même erreur que vous lors du choix d’études et que vous n’étiez pas le stéréotype de la personne susceptible d’opter pour les sciences informatiques. Expliquez-vous.

Ayla Cremmery: Je ne joue pas aux jeux sur ordinateur et je n’étais pas particulièrement attirée par l’IT ou les projets techniques. Au départ, je pensais que c’était indispensable pour se lancer dans des études d’informatique.

C’est pourquoi j’ai d’abord entamé un bachelier en construction. Dans cette formation, tout le monde recommence à zéro. Personne ne sait en effet comment couler du béton. Mais au terme de ce bachelier, j’ai regretté de n’avoir pas choisi l’informatique et j’ai analysé les différentes options.

Comment la transition s’est-elle faite dans la pratique?

Cremmery: Etant donné que j’étais déjà dans une formation d’ingénieur civil, je pouvais passer en sciences informatiques via un programme de bachelier raccourci. J’ai donc à présent deux diplômes de bachelier et un diplôme de mastère.

Entre-temps, vous travaillez depuis 5 ans chez AE comme consultante. Comment votre carrière s’est-elle déroulée jusqu’ici?

Cremmery: J’ai commencé par une formation d’apprentissage, l’AU Apprenticeship. Ensuite, j’ai débuté comme développeuse chez Remedus à Aartselaar. L’entreprise s’est rapidement tournée vers l’e-santé avec une plateforme de suivi des patients en maison de soins.

Ce projet a été la base de mon travail actuel. Car lorsque l’on quitte les bancs de l’unif, on croit savoir beaucoup, mais lorsque l’on entame son premier boulot, on se rend compte que l’on ne sait absolument rien. Heureusement, l’équipe m’a permis d’apprendre le métier de développeur ‘full stack’.

Après un peu moins de 3 ans, je suis partie et j’ai débuté comme architecte technique chez c-Quilibrium. Cette société développe des logiciels de ‘cash supply management’. Mon rôle était d’analyser la qualité et la conception de l’application au moment de passer d’un développement local à du ‘nearshoring’. C’était chaque fois un jour par semaine et ce rythme me convenait moins. Le reste de la semaine, je travaillais pour Sofico, ce qui est le cas aujourd’hui encore. Sofico est une entreprise belge qui conçoit un logiciel international pour des sociétés de leasing.

Comment voyez-vous le métier de consultant? La variété de clients est-elle un avantage ou un inconvénient?

Cremmery: J’estime que je travaille en équipe sur un projet ou un client et que je fais alors partie intégrante de cette entreprise. Mais je reste liée à AE et AE est la société pour laquelle je travaille. Nous sommes une grande famille avec un excellent système de partage de connaissances. Si je ne connais pas quelque chose, je peux être certaine que quelqu’un peut m’aider au sein d’AE.

Ce système est-il toujours aussi efficace alors que la plupart travaillent à la maison depuis un an?

Cremmery: Je suis chez Sofico depuis plus de 2 ans et demi et je faisais donc déjà partie de l’équipe. Le télétravail nécessite évidemment de s’adapter, mais il ne se passe pas un jour sans que je n’aie un collègue au téléphone ou par visioconférence. Sofico étant une entreprise internationale, les réunions avec les collègues néerlandais par exemple se faisaient déjà par Teams que l’on soit au bureau ou non.

Comment envisagez-vous l’emploi idéal, indépendamment d’AE ou de vos clients actuels?

Cremmery: De préférence un travail en équipe sur un produit ou une application. Peu importe que ce soit web ou mobile, et y participer en tant que développeur ‘full stack’. Le frontal me parle aussi davantage: les différents écrans proposés à l’utilisateur. Ce sont là des domaines sur lesquels j’apprécie de me concentrer. Et si possible, dans un contexte sociétal pertinent.

Pensez-vous que vous travaillerez toujours comme consultante? Ou pourriez-vous choisir une multinationale ou une start-up?

Cremmery: Pas pour l’instant. J’apprécie particulièrement de travailler dans une entreprise et de pouvoir collaborer avec l’équipe de ce client. En outre, j’ai besoin de changement et la consultance m’offre une position de luxe. Je n’en suis qu’au début ma carrière et j’ai encore beaucoup à apprendre. Plus je serai dans des contextes différents, plus j’apprendrai. Cela dit, il ne faut pas que tout change tous les 6 mois, il faut une certaine stabilité et du long terme. Une grande multinationale ne me parle pas pour l’instant. Mais qui sait, un jour peut-être et pourquoi pas si je trouve la bonne.

Il faut en finir avec la pensée cloisonnée et les stéréotypes.

Que faites-vous lorsque vous n’êtes pas derrière votre écran?

Cremmery: En temps normal, j’apprécie le théâtre. J’aime aussi les jeux de société entre amis, peut-être est-ce un peu là mon côté ‘geeky’, de même que les sorties entre copains. J’allais déjà souvent en balade avant que cela ne devienne tendance.

Quels sont, selon vous, les grands défis qui attendent l’ICT, indépendamment de la pénurie de femmes dans ce secteur?

Cremmery: Question délicate. Mais un grand thème comme l’évolution de l’IA est certainement l’un d’entre eux. Pas seulement le volet éthique, mais aussi l’inclusivité. Si l’on n’intègre que des exemples masculins, on en arrive à des résultats essentiellement masculins.

Mais l’inclusivité ne se limite pas à l’IA. Le monde étant toujours plus numérique, il est important de n’oublier personne. Par exemple, en essayant d’avoir des outils qui sont conviviaux aussi pour les personnes âgées, pour les daltoniens et autres. Il ne s’agit pas des problèmes fondamentaux, mais que je considère comme importants à titre personnel.

Ayla Cremmery
Ayla Cremmery© Emy Elleboog

En Belgique, les femmes représentent un peu plus de 17% des emplois en informatique. Comment l’avez-vous ressenti? Les femmes sont-elles bienvenues? Y a-t-il encore des préjugés qui doivent être combattus?

Cremmery: Sincèrement, je n’en ai pas souffert. Peut-être ai-je eu de la chance, mais ne n’ai jamais ressenti de préjugés en tant que femme. J’ai été une seule fois victime d’une inégalité face à un homme. Mais peut-être était-ce dû au fait que j’étais une jeune à peine sortie de l’école et que je n’avais que peu d’expérience. D’après moi, le secteur est vraiment demandeur de davantage de femmes. Le problème est qu’il y a trop peu de femmes disponibles. Mais en 5 ans, je n’ai jamais eu à en souffrir sur le marché de l’emploi. Au contraire même, au point que je me demande si des entreprises ne choisissent pas tel candidat parce que c’est une femme. Or je ne voudrais pas que ce soit un atout.

En même temps, une équipe doit être ‘diverse’ afin que cela se traduise dans le logiciel qu’elle développe. Il doit donc s’agir d’un critère, même si ce n’est pas le plus évident.

Quels sont à vos yeux les obstacles ou les facteurs susceptibles d’attirer les filles et les femmes dans l’ICT?

Cremmery: Nous sommes face à un problème d’image. C’est d’ailleurs pour cette raison que je n’ai pas d’abord choisi l’informatique: cette image de l’informaticien typique qui serait un ‘nerd’ ou une personne qui vient réparer l’imprimante. Ce n’est pas sexy et très restrictif. Si les jeunes pouvaient se rendre compte que l’informaticien est aussi celui qui a mis au point TikTok, ils seraient sans doute plus attirés par l’ICT. De même, les films et les séries présentent rarement l’informaticien comme une personne normale. C’est presque toujours un homme et un ‘geek’ ou avec un côté social bizarre.

Des jouets pas connotés sexuellement ou des initiatives comme CoderDojo pourraient-elles résoudre le problème d’image et la pénurie de femmes? Pas uniquement, mais l’inclusivité pour tous les profils peut aider. Il faut en finir avec la pensée cloisonnée et les stéréotypes. Et pas seulement dans l’IT, mais aussi sur les bancs de l’école où on parle encore de pompier et d’infirmière, et pas de pompière et d’infirmier.

Cette prise de conscience est parfois soulignée dans les médias. Est-on sur la bonne voie à vos yeux?

Cremmery: Les choses ont certes déjà beaucoup changé, mais c’est toujours dans l’inconscient et il faut insister pour faire évoluer la situation. Pas seulement en incitant les jeunes à jouer à des jeux STEM, mais aussi en luttant contre les stéréotypes en matière de modèles et en donnant en même temps une image plus réaliste du métier, ce qui peut être très vaste.

Ayla Cremmery
Ayla Cremmery© Emy Elleboog

Les jouets STEM ne sont pas toujours bon marché.

Cremmery: Dans la liste des meilleurs jouets STEM, on n’en trouve souvent qu’un seul à environ 20 a. Pour certaines familles, c’est déjà assez cher. Surtout qu’il y en a à 60, 80, voire 100 a. A ce prix-là, cela donne à réfléchir. Les jouets STEM sont chouettes et excellents pour développer un talent. Mais ils devraient être accessibles à tout un chacun ou un groupe risque à nouveau de rester sur la touche.

Pensez-vous réellement que l’on en arrivera un jour à un rapport plus élevé que 50/50 de femmes dans l’ICT?

Cremmery:Je crois que certaines choses sont en train de changer. Dans la préparation de la présentation à She Goes ICT, j’ai ouvert un catalogue de Dreamland pour voir quels étaient les clichés sur les jouets pour filles et pour garçons, surtout au niveau STEM. J’ai été agréablement surprise, preuve que les choses avancent. Lorsque j’étais jeune, un tel catalogue ne représentait que des garçons jouant à des jeux K’nex.

Quant à savoir si les choses avancent suffisamment vite, la réponse est non. J’espère que d’ici 30 ans, une classe de débutants chez AE sera d’office 50/50 et que, parmi les femmes, la moitié sera de profil technique. Y arriverons-nous? Ce serait formidable, mais je n’ose pas le garantir.

Mais il ne faut pas se limiter à l’IT. Il faut casser tous les stéréotypes et peut-être même y inclure l’identité de genre et parler de personne plutôt que l’homme et de femme, ce serait idéal.

Les hommes ont-ils aussi un rôle à jouer, sachant qu’ils représentent 80% du secteur?

Cremmery: Evidemment! Il est important que ce ne soient pas uniquement les minorités qui agissent. Ce changement implique aussi que les hommes qui dirigent aujourd’hui de grandes sociétés IT participent au mouvement. Cela peut être de petites choses, mais le changement doit venir de chacun pour atteindre son but.

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