Pourquoi l’IA humaine l’emporte toujours sur l’ordinateur

Avec l’augmentation exponentielle de la puissance de calcul des ordinateurs, les entreprises entrevoient l’émergence de l’intelligence artificielle. Allons-nous être bientôt tous remplacés par des robots ?

En tant que docteure en psychologie, la limbourgeoise Elke Geraerts est une figure internationale bien connue. Elle a exercé différentes fonctions académiques dans des universités de renom de par le monde. Sa passion pour l’homme a conduit Geraerts à se spécialiser dans la flexibilité mentale, l’énergie et la productivité. Elle a d’ailleurs rédigé plusieurs ouvrages sur ce thème, dont le dernier en date, ‘Authentieke Intelligentie’, est consacré à une approche pragmatique de l’ère technologique actuelle. Pourtant, la crainte bien ancrée de risquer d’être remplacé par des algorithmes intelligents ne semble pas totalement infondée.

Salto arrière, cuisson de 300 pizzas par heure et composition de musiques qui sont même parvenues à impressionner le pianiste Jef Neve : les robots peuvent aujourd’hui réaliser des choses incroyables. Combien de temps encore avant que ceux-ci ne dépassent l’homme ?

elke geraerts: En fait, je ne suis pas aussi impressionnée que le reste de la société lorsqu’il est question de comparaison par rapport à l’homme. Ce sont surtout les gains d’efficacité qui me fascinent particulièrement. Le fait que l’on ne doive plus consacrer autant de temps à des choses comme la consultation de dossiers volumineux, est fantastique et un soulagement pour de nombreuses personnes. L’intelligence artificielle est en mesure de retirer l’essentiel d’une masse de données en un rien de temps. Mais elle est encore loin de pouvoir se mesurer à l’intelligence humaine ou authentique.

L’homme est suffisamment souple pour apprendre de nouvelles choses en relativement peu de temps.

Pourtant, il existe déjà des robots capables d’exprimer des émotions. Dès lors comment peut-on encore faire la différence en tant qu’humain ?

geraerts: Permettez-moi d’abord de poser la question de savoir si de telles émotions programmées sont réellement vraies. Cela fait déjà 15 ans que l’on développe activement le projet Blue Brain. Dans ce cadre, les scientifiques suisses cherchent à faire une reconstruction numérique du cerveau humain. Il s’agit là certes d’une idée séduisante, mais durant tout ce temps, ils ont à peine atteint le niveau du cerveau d’un ver. Pour rappel, un ver n’a que quelques cellules cérébrales, alors que l’homme en compte 86 milliards. Les émotions humaines sont extrêmement complexes et même si l’on parvient à programmer un agent conversationnel pour ressentir de la tristesse, on reste loin du compte. Donc oui, il convient de nuancer ces travaux. Par ailleurs, je crois que nous devons nous poser la question de savoir dans quelle mesure nous pouvons admettre que la technologie égale les capacités humaines. Beaucoup de gens détestent cette idée et se sentent impuissants face à cette déferlante d’innovations. Or c’est une erreur dans la mesure où l’homme – pour reprendre les concepts de l’intelligence artificielle – est toujours en mesure de se reprogrammer. Je veux dire par là se réinventer. Et il s’agit là d’un must.

Pourquoi ? Il est effrayant de devoir constamment changer parce que la technologie pourrait nous dépasser ?

geraerts: Ce n’est pas vraiment nécessaire, aussi longtemps que l’on a le bon état d’esprit. Je m’exprime peut-être comme un gourou, mais apprendre toute sa vie n’est désormais plus un choix . Malheureusement, la Belgique est en retard dans ce domaine. Quoi qu’il en soit, le marché du travail sera totalement différent d’ici 2030. A mon avis, nous ne pouvons pas faire autrement que d’accepter que la nature de notre emploi changera constamment. Et je ne parle ici seulement des emplois de la classe moyenne : chaque secteur et chaque fonction sera impactée en profondeur par la numérisation. Cela nous oblige – en fonction de notre emploi – soit à nous spécialiser, soit à nous recycler.

L’idée de l’apprentissage à vie suscite des craintes chez de nombreuses personnes. Ne craignez-vous pas un stress collectif et une hausse des burn-outs ?

geraerts: Je préfère l’approche positive : le cerveau fonctionne comme un muscle que nous pouvons renforcer. Pour rester en bonne santé, il faut non seulement surveiller notre équilibre entre nourriture et exercices physiques, mais aussi continuer à entraîner notre cerveau. L’homme est suffisamment souple pour apprendre de nouvelles choses en relativement peu de temps. Notre créativité et notre imagination sont pratiquement infinies et nous possédons le pouvoir unique d’abstraction. Aucun algorithme ne peut rivaliser contre la capacité de raisonnement de l’homme. Alors qu’un robot peut posséder une certaine expertise ou compétence dans une niche bien spécifique, l’homme est lui en mesure d’assumer une approche globale. Du moins tant que la volonté existe, et c’est là que le bât blesse généralement.

N’adoptez-vous pas une approche trop simpliste ?

geraerts: Pourquoi ? La volonté est ce qui distingue l’homme et aucun algorithme ne pourra la contrer. Cette volonté peut être mise à profit pour gérer nos impulsions, nager à contre-courant et nous focaliser sur ce qui peut vraiment fonctionner. Et un manque de volonté est malheureusement la raison pour laquelle l’homme entretient une relation amour-haine avec la technologie. Nous sommes collés à notre smartphone et craignons de rater des événements importants de notre vie. Les géants technologiques sont souvent pointés du doigt : ils demandent à des entreprises de développer des applications et des sites Web qui deviennent addictifs. Or ils cherchent à viser le système limbique, ce que le psychiatre anglais Steve Peters qualifie de ‘chimpanzé’ de notre cerveau. Celui-ci est constamment pollué par des notifications et des appels, tout en y prenant plaisir. Il réagit en effet aux impulsions susceptibles de répondre rapidement à nos désirs. Dans le même temps, le cortex préfrontal de notre cerveau, le pendant du cerveau du chimpanzé que Peters appelle ‘l’homme’, est nettement moins sollicité. Pourtant, très peu de gens se posent la question. Ils sont la proie des superficialités que le chimpanzé propose, sans s’occuper vraiment de profondeur. Mais soit, il me paraît un peu trop facile de jeter la pierre à Facebook et consorts.

La volonté est ce qui distingue l’homme et aucun algorithme ne pourra la contrer.

Pourtant, ce sont eux qui emploient des astuces psychologiques pour attirer à chaque fois notre attention.

geraerts: C’est exact, mais si l’on s’interroge sur un tel mécanisme, il devient possible de le contrer. C’est ce que j’entends par la volonté : il faut simplement être prêt à reprendre possession de sa vie. La volonté est la seule manière de contrer cette évolution. Ne répondez pas à la énième notification, désactivez le pilote automatique qui fait défiler votre ligne du temps sans la moindre raison et ne vous laissez pas attraper par des titres du style ‘breaking news’. Alimentez votre cerveau avec des informations et des savoirs pertinents.

On croirait entendre Rolf Dobelli, l’homme d’affaires suisse qui prône d’exclure l’actualité de notre vie.

geraerts: J’estime qu’il va trop loin. Car on risque ainsi de perdre le contact avec le monde. Selon moi, il s’agit plutôt d’être critique. Je suis une fana de technologie et des multiples perspectives qu’elle offre, mais je considère que la technologie doit être au service de l’homme et pas l’inverse. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je me suis fixé certaines limites strictes. Le GSM est banni de ma salle de bains, le dimanche soir je lis les journaux papier et plus l’édition numérique et j’essaie régulièrement de me former. Pas évident certes, mais ma volonté a pris le dessus. Si davantage de personnes le faisaient, ils auraient du coup davantage de temps pour des relations authentiques.

Ces relations authentiques, vous les définissez comme un autre atout qui permettra à l’homme de toujours l’emporter sur l’ordinateur.

geraerts: Dans son ouvrage ‘Sapiens’, l’historien israélien Yuval Noah Harari estime qu’il s’agit là de la raison principale pour laquelle l’homme est parvenu à conquérir le monde. Mais comme la technologie et les médias sociaux ont toujours un effet polarisant, nous investissons toujours moins dans les relations authentiques. Mais il y a une bonne nouvelle : il y a encore beaucoup de potentiel inexploité pour créer ces relations.

Que voulez-vous dire exactement ?

geraerts: L’empathie, la capacité à résoudre des problèmes et d’autres compétences interpersonnelles sont autant de potentialités qu’il ne faudrait pas sous-estimer. Cela crée du lien et de la confiance qui peuvent constituer des différenciateurs intéressants au niveau de l’entreprise. Chaque fois que je visite une entreprise, les responsables évoquent en long et en large les avancées technologiques et autres innovations. Or un nouveau système ne sera jamais vraiment un facteur différenciant pour une entreprise. Ont-ils jamais songé à optimiser leur capital humain ? Leurs équipes sont-elles suffisamment diverses pour permettre de disposer dès aujourd’hui des compétences qui seront nécessaires demain ? Les dirigeants doivent d’urgence se réveiller et comprendre qu’il ne faut pas seulement s’intéresser à l’intelligence artificielle, mais aussi et surtout à l’intelligence authentique.

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