Julie Scherpenseel (ML6): ‘L’ICT, ce n’est pas uniquement coder’

La Young ICT Lady of the Year 2020 est Julie Scherpenseel. La ‘chief growth officer’ de ML6, l’une des ‘scale-up’ majeures en apprentissage machine, a convaincu le jury par son enthousiasme et sa passion pour la technologie. Et se fixe des défis…

Vous avez un diplôme d’ingénieure commerciale. Comment êtes-vous arrivée dans l’informatique ?

Julie Scherpenseel: Par ma thèse. Je recherchais une thèse quantitative, davantage dans le domaine des mathématiques et de la statistique. Via mon professeur de physique, j’ai pu collaborer avec un ancien étudiant qui avait fondé sa propre société dans l’analytique de données. Je me suis ainsi familiarisé avec les ‘big data’ et l’analytique. Comme ces matières me fascinaient, j’ai commencé à suivre des cours en ligne. J’ai alors abordé l’IA et l’apprentissage machine, ce qui m’a permis de commencer chez Accenture dans la nouvelle équipe Data Science. C’est là que j’ai pu approfondir mes connaissances pour finalement arriver chez ML6.

Lors de votre présentation, vous avez expliqué que vous vous êtes toujours intéressée aux maths et à la physique, mais que vous n’avez finalement jamais choisi cette voie.

Scherpenseel: Les maths sont une passion qui m’a été transmise par mon papa et par mes professeurs de mathématiques. Mais lors du choix de mes études universitaires, on m’a dit qu’ingénieur civil était en fait un monde d’hommes et que je ne pourrais pas y faire carrière. Et on m’a déconseillé de suivre de telles études. Or finalement, lorsque la passion existe, on recherche toujours un moyen de l’exprimer.

Pourquoi avoir choisi de quitter une société de consultance pour ce qui était alors encore une petite start-up ?

Scherpenseel: Accenture est une entreprise exceptionnelle, mais je pensais alors que mon heure avait sonné. C’est une époque où une série de start-up en AI ont franchi la phase de ‘scale-up’ et où, si je voulais vivre cette expérience. Le moment était donc idéal pour faire le pas. Il ne fallait plus attendre 10 ans car le palier de start-up vers ‘scale-up’ aurait été franchi. Or je voulais absolument vivre cette phase de croissance. Et ce fut le cas avec succès chez ML6.

Lorsque la passion existe, on recherche toujours un moyen de l’exprimer.

Lorsque j’ai commencé, nous étions 15 et nous sommes à présent 60. Même si la culture a été maintenue, c’est désormais une tout autre société. C’est fascinant de faire partie de cette aventure.

En tant que ‘chief growth officer’, vous dirigez les bureaux de Berlin, Londres et Amsterdam. Saviez-vous à l’époque que la société connaîtrait une telle croissance ? Etait-ce prévu ?

Scherpenseel: Lorsque j’ai commencé, il n’y avait aucun plan (rire). L’entreprise grandissait simplement. J’ai débuté comme développeur métier à Gand. Mais rapidement, des opportunités se sont présentées à l’étranger. Nous avions nos premiers clients à Amsterdam, tandis que Google nous demandait de nous installer en Allemagne. Notre croissance a ainsi été organique. Nicolas et Matthias [Nicolas Deruytter et Matthias Feys, le directeur général et le CTO de ML6, NDLR] avaient tous les deux une famille, et moi pas encore. La question a donc été de savoir si j’étais prête à voyager et à m’installer à l’étranger. J’ai commencé par l’Allemagne avant d’y ajouter Londres puis Amsterdam.

Essayez-vous de trouver un certain équilibre entre le travail et la vie privée ?

Scherpenseel: Ah, c’est une lutte de tous les instants. C’est difficile, surtout les voyages qui me pèsent. Heureusement, Nicolas et Matthias sont très compréhensifs. Ils me permettent d’en discuter et vont parfois jusqu’à me dire que je dois moins travailler. Or c’est évidemment parce que je suis animé par cette passion et que j’aime mon travail.

Bien sûr, il y a toujours du travail. Mais j’essaie constamment de trouver un certain équilibre en planifiant et en structurant mon travail. Je fais mes courses le dimanche et je prépare mes repas pour la semaine. Ce faisant, je veille à ce que tout soit prêt et que mon emploi du temps soit efficace. Et je fais du sport, avec mes amies, ce qui me motive.

La culture d’une start-up s’apparente à une course, à de longues heures de travail intensif. Mais à ce que j’entends, ML6 tente de rendre les choses plus vivables. Est-ce exact ?

Scherpenseel: Dans l’ensemble, l’équilibre vie privée/travail est très bon chez ML6, mais je me mets moi-même la pression. C’est d’ailleurs que ce qui incite nos collaborateurs à rester car les talents que nous recherchons sont très demandés. Le fait d’avoir une culture agréable et de pouvoir combiner le travail et la vie de famille fait en sorte que les gens apprécient de rester chez nous plutôt que d’aller chez les grands du secteur.

Plus généralement, il est important que le CEO et le CTO en fassent une priorité. En y attachant une grande importance, cela se reflète immédiatement sur le reste des équipes. Si un collaborateur demande un congé de paternité ou désire partir en voyage durant quelques mois, c’est possible. C’est d’ailleurs important pour les jeunes : plus la flexibilité est grande, plus la satisfaction au travail est élevée.

En tant que spécialiste de l’IA, ML6 est sous les feux de la rampe en matière d’éthique. Songeons aux algorithmes ‘biaisés’ qui peuvent renforcer certains préjugés à l’égard de minorités ou des femmes. Comment abordez-vous cette question ?

Scherpenseel: Nous avons mis au point un cadre complet en matière d’éthique, cadre que nous actualisons constamment sur base notamment de recherches, tandis que nous collaborons avec Agoria pour le partage de bonnes pratiques. Grâce à ce cadre, nous prenons en compte l’aspect éthique depuis la vente d’un projet jusqu’à son exécution.

Avant de lancer un projet, nous examinons les risques potentiels. S’il y a un risque de biais par exemple, nous savons quelles mesures nous devons prendre. Techniquement, beaucoup de choses sont possibles. Le seul problème est qu’il n’est possible que d’optimiser pour une seule définition de ‘fairness’ alors qu’il existe différentes perspectives. Tant qu’il n’y a pas de directives claires à ce niveau, il appartient aux entreprises de définir elles-mêmes ce qu’elles entendent par ‘justice’ et comment elles vont l’implémenter techniquement.

Dans l’ensemble, l’équilibre vie privée/travail est très bon chez ML6, mais je me mets moi-même la pression.

A mes yeux, l’intérêt est ici qu’une opportunité se crée. Nous bâtissons nos solutions sur base de données historiques. Donc, si vous mesurez et que vous savez que votre algorithme crée un biais sur base de ces données historiques, vous savez que les personnes qui ont opté pour ce choix par le passé ont un préjugé. Du fait que vous l’avez mesuré, vous pouvez corriger le tir. Il s’agit pour nous d’une opportunité de rendre le monde un peu moins biaisé.

Qu’est-ce qui vous a motivé à vous présenter comme Young ICT Lady of the Year ?

Scherpenseel: L’impact et la visibilité que vous pouvez apporter avec ce titre. Je me sens particulièrement concernée par l’impact de la technologie sur la société. On constate que le marché du travail est en plein bouleversement. Les compétences numériques deviennent toujours plus importantes dans tous les métiers, apprendre toute sa vie devient la norme et la pénurie d’informaticiens ne cesse de grandir. Nous devons d’urgence prendre des mesures au risque d’impacter l’économie. C’est pourquoi j’estime qu’il est important de réagir. Je pense que les initiatives que je pourrais prendre ou soutenir en tant que Young ICT Lady auront davantage d’écho. J’espère que nous pourrons ainsi convaincre de grandes organisations à devenir ambassadrices et à induire de grands changements.

Qu’espérez-vous atteindre concrètement ?

Scherpenseel: Un sentiment général qu’ensemble, nous pourrons indure des changements majeurs sur le marché du travail. En commençant par attirer l’attention sur les programmes STEM dans l’enseignement fondamental et secondaire. Certes, il existe à ce niveau déjà de bonnes initiatives comme Code City, WeGoStem ou KIKS. Ceux-ci doivent avoir une portée plus large afin de faire vraiment la différence. Dans ces initiatives, il est important de porter une attention toute particulière sur les jeunes filles dont le potentiel reste sous-exploité. Je le sais par expérience personnelle : les stéréotypes continuent à avoir la vie dure et l’image de l’ICT ne correspond pas à la réalité. Nous devons expliquer aux enfants, aux enseignants et aux parents ce que l’ICT permet de faire. Aussi, quels types de carrières et de fonctions sont possibles ainsi que l’impact que celles-ci peuvent avoir. Nous devons montrer très tôt que l’ICT ne se limite pas au codage. Ce n’est qu’alors que nous pourrons inciter un plus grand nombre d’hommes et de femmes à rejoindre l’ICT.

Dewi Van de Vyver et Julie Scherpenseel
Dewi Van de Vyver et Julie Scherpenseel© Debby Termonia

Ressentez-vous cette pénurie en interne chez ML6 ?

Scherpenseel: Jusqu’à aujourd’hui, du moins en Belgique, nous n’éprouvons pas trop de difficultés à recruter. Mais à Amsterdam ou Berlin, où de grandes sociétés technologiques sont présentes, on ressent nettement plus cette pression. Je prévois des difficultés à recruter des talents. Au départ, nous devions engager 40 personnes, mais désormais il s’agit de 100 collaborateurs. En l’occurrence, il n’est pas uniquement question d’ingénieurs en apprentissage machine, mais aussi de marketeurs ou de recruteurs. Ces personnes doivent être passionnées par la technologie, ce qui n’est pas facile à trouver. Il existe certes de nombreux marketeurs expérimentés par exemple dans la vente de chaussures, mais c’est différent ici : il faut quelque peu comprendre la technologie. Chez nous clients également, on constate qu’il est difficile de trouver et de conserver des profils suffisamment techniques.

Bref, des projets à foison. Vous soutenez déjà des initiatives comme KIKS, WeGoStem en Code City. Et vous allez également relancer le Young Potentials Boost Camp.

Scherpenseel: Oui. Ce Boost Camp sera organisé en collaboration avec Ingrid Gonissen [l’ICT Woman of the Year 2018 qui l’a mis sur pied l’an dernier, NDLR]. Je trouve qu’il s’agit d’une formidable initiative, d’autant que j’en ai retiré énormément grâce à mes mentors. Ceux-ci m’ont toujours soutenu et poussé à aller toujours plus loin que je ne l’aurais peut-être fait moi-même. C’est pourquoi je voudrais relancer l’opération afin d’accompagner de jeunes femmes dans leur carrière.

De même, KIKS est une merveilleuse initiative. Le projet est relativement jeune et n’a pas encore bénéficié de beaucoup de publicité. KIKS porte sur d’IA à l’école et propose du matériel didactique pour l’enseignement secondaire où l’IA est associée à des objectifs d’apprentissage existants. Comme le programme de formation couvre différentes matières, il est beaucoup plus facile de l’intégrer au programme existant. Il faut simplement convaincre les professeurs de biologie, de mathématiques ou de physique d’y consacrer une heure de cours. Ce faisant, les élèves apprennent ce qu’est l’IA, son utilisation dans la société et son impact sur la communauté. Cela se fait à l’aide d’exemples concrets, notamment sur l’utilisation de l’IA pour étudier la manière dont les arbres de la forêt tropicale s’adaptent aux changements climatiques. Chez ML6, nous participons à la supervision de ces cours et mettons des locaux à disposition pour former ces enseignants.

Dernière question au vu de cette liste de projets : vous êtes encore motivée ?

Scherpenseel: Oui, plus que jamais. Mon leitmotiv est d’ailleurs : ‘Live what you love’. Quand je me lève, j’apprécie vraiment de me rendre au travail, ce qui est le plus important pour moi. C’est d’ailleurs aussi l’une des raisons qui m’ont incitée à participer au Young ICT Lady. Si je peux aider des adolescents et de jeunes informaticiens/ciennes à trouver leur voie et un métier qui les passionne vraiment, j’aurais atteint un très bel objectif.

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