Dewi Van De Vyver (Flow Pilots): ‘Imposer des quotas obligerait à regarder ailleurs’
Elle a commencé sa carrière dans la politique, mais le numérique a toujours fait partie de son ADN. Par la suite, elle a été à l’initiative de Flow Pilots dont elle a repris le flambeau l’an dernier comme CEO. Rencontre avec notre toute nouvelle ICT Woman of the Year : Dewi Van De Vyver !
Vous avez été la première femme à présider le Jong VLD Nationaal, puis avez travaillé ensuite au cabinet du Premier ministre de l’époque, Guy Verhofstadt. Comment passe-t-on de la politique au développement d’applis et de projets de numérisation ?
van de vyver: En 2003, on travaillait déjà à la Chancellerie du Premier ministre sur de l’e-gouvernement et de l’informatisation de l’Etat notamment. J’ai eu la chance de pouvoir participer à des groupes de travail inter-cabinets sur l’informatisation, à l’époque des matières relevant de Vincent Van Quickenborne (Simplification administrative) et Peter Van Velthoven (Informatisation de l’Etat).
L’importance de l’IT était alors déjà largement reconnue et nous avions lancé des initiatives comme Tax-on-Web. J’ai eu l’occasion de pouvoir suivre tout cela en première ligne. RSS et XML étaient alors de nouvelles techniques pour centraliser des informations et les publier sur différents sites. Nous les avons alors implémentées sur le site du Premier ministre.
Etiez-vous alors personnellement impliquée dans la technologie ?
van de vyver: Vous savez, j’ai été la première au kot à avoir un ordinateur et un GSM. Mon premier remonte à 1996, c’était une boîte impressionnante. Ensuite, j’ai eu un HTC avec Windows Mobile, avec une facture de téléphone de 250 ? car dès qu’on était en ligne, la note gonflait rapidement.
Vous avez très logiquement suivi des formations, notamment chez Vlerick, avant d’apprendre le graphisme. Était-ce à l’époque dans l’optique de concevoir des applis et des sites Web ?
van de vyver: Non, mais dans la politique, il faut aussi pouvoir communiquer, lancer des campagnes et faire passer ses messages. Mais cela m’irritait de devoir travailler en Word ou en Paint sans avoir la possibilité de concevoir le tout comme je le voulais. Du coup, j’ai ensuite suivi une formation en graphisme, ce qui m’a permis finalement de comprendre l’importance de la forme dans la numérisation.
Avec de telles bases, l’évolution vers Flow Pilots semblait facile. Etait-ce évident de fonder une entreprise ?
van de vyver: Nous n’avons pas décidé subitement de fonder une société. Koen Pellegrims, Jan Van de Poel et Ruben Vermeersch avaient appris à se connaître lors d’une mission de développement d’une appli mobile, tandis que je travaillais déjà activement en arrière-plan. Imaginer la vision et la mission, découper les actifs [diviser des images pour plusieurs appareils notamment, NDLR], améliorer la convivialité d’une appli, analyser la problématique avec le client, etc.
Combien de personnes Flow Pilots emploie-t-elle désormais ?
van de vyver: Environ 30 collaborateurs fixes, plus de temps en temps des indépendants.
C’est une question stéréotypée, mais une femme CEO agit-elle différemment d’un homme ?
van de vyver: C’est difficile à dire. En tant que femme, vous avez été éduquée autrement, vous avez entendu d’autres messages et eu un autre biaisage, ce qui implique en somme que l’on fait les choses autrement. Mais je m’insurge contre le cliché selon lequel la femme serait plus douce ou plus émotionnelle. On met des accents différemment en raison du contexte dans lequel on évolue.
Y a-t-il d’autres différences ?
van de vyver: Certes, je constate que les choses se passent différemment chez les hommes. Ceux-ci restent sur le marché du travail alors que les femmes doivent faire un pas de côté à un moment ou un autre lorsqu’elles ont des enfants. Elles ne peuvent alors plus conserver et entretenir leurs contacts. Et lorsqu’elles reviennent, elles ont un certain retard.
Au sein d’un réseau, on partage des choses. La connaissance et l’évolution du marché, l’activité et les formations à suivre, qui est qui : autant d’éléments qui manquent à une femme étant donné le manque de continuité dans le réseau.
Ces dernières années, il y a toujours plus d’événements de réseautage pour et par des femmes. Y partage-t-on moins ou ces réseaux sont-ils encore trop nouveaux ?
van de vyver: Je les défends à fond, mais ils sont aujourd’hui encore très formels et constituent un entre-nous informel. Pour ma part, je recherche activement de l’information. Le réseau est important dans la mesure où on apprend à y connaître des gens, sachant que ces connaissances et ces informations peuvent être importantes pour l’entreprise à un certain moment. Cette dynamique informelle manque encore dans les réseaux de femmes, peut-être parce que ceux-ci sont en pleine évolution et qu’il faut encore chercher pour trouver celui qui possède la bonne information. Mais, comme je l’ai dit, j’y participe volontiers et c’est en y contribuant et en l’ouvrant à d’autres femmes, même dans le cadre d’une dynamique informelle, que l’on apprendra à se connaître.
Dans les années 60 d’ailleurs, la fonction de programmeur était activement présentée dans les offres d’emploi comme un métier de femmes.
La méthode est similaire, mais les hommes accèdent plus facilement à de l’aide.
van de vyver: Il est vrai que les jeunes hommes qui s’occupent de technologie pointue et lancent leur propre entreprise inspirent au début davantage la confiance et trouvent du soutien auprès de personnes qui apprécient un tel projet. Aujourd’hui, les femmes ne bénéficient pas encore d’un tel contexte. Cet élément, combiné au fait qu’il n’existe pas encore beaucoup de réseaux et qu’il existe trop peu d’investisseurs femmes, fait que l’on ne peut pas s’attendre à voir demain une fondatrice à la tête d’une société licorne. Tout est dans tout.
Prenez l’exemple de Collibra. Ils ont un parcours remarquable, mais qui s’explique par des conseils avisés et un support adapté. Ce même encadrement et cette même communication n’existent pas encore chez les entrepreneurs femmes. C’est ce que j’entends surtout par ” peut-être devriez-vous parler à telle personne. ” C’est absolument nécessaire pour une jeune entrepreneure ambitieuse, car il est impossible de tout connaître par soi-même.
Vous êtes vous-même en faveur de quotas pour les femmes dans les fonctions dirigeantes. Est-ce 30%, ou 50% ?
van de vyver: Le pourcentage m’importe peu. Lorsqu’une fonction de direction doit être attribuée, les hommes utilisent encore trop souvent comme raison le fait qu’ils ne trouvent pas de bonne candidate. Or souvent, ils ne regardent que leur propre cercle, constitué en général d’hommes. Des quotas les obligeraient à regarder ailleurs et à se demander pourquoi ils ne trouvent pas de candidates ayant les capacités nécessaires. Car que sont les ‘capacités nécessaires’ et comment les développer ? On ne regarde souvent pas assez loin. Les compétences se répartissent selon la courbe de Gauss : il y a autant d’hommes compétents que de femmes compétentes.
Dans de nombreuses grandes entreprises se développe ces dernières années une culture de travail toxique ou sexiste. Comment réagissez-vous en tant qu’entreprise ?
van de vyver: En montrant l’exemple. On ne peut tolérer en tant qu’employeur, surtout dans un environnement majoritairement masculin, que des remarques sexistes soient émises. Si une blague est faite entre hommes, sera-t-elle aussi lancée en présence d’une femme ? Si la réponse est oui, elle n’a pas sa place car il s’agit d’un manque de respect pour elle en tant que collègue.
Ce n’est d’ailleurs pas uniquement une question de blague, mais de limites à imposer et de respect sans qu’une femme doive entendre qu’elle est mesquine ou ne sait rire de rien. Il s’agit de créer un environnement de travail sécurisant tant pour les hommes que pour les femmes.
Est-il suffisant de porter ce type de message en tant que CEO ?
van de vyver: Il faut l’insuffler à l’ensemble de l’organisation. Parfois, un tel message n’est-il qu’une façade. J’étais récemment à Microsoft Inspire pour y entendre Satya Nadella qui parlait avec enthousiasme d’égalité indépendamment de l’origine ou du sexe. C’est un beau message, mais qui ne correspond pas toujours à la réalité.
Expliquez-vous.
van de vyver: A l’événement Inspire, la majorité de la délégation étaient des hommes et le réseautage se faisait surtout à la Belgian Beer House. Il s’agit en soi d’un endroit agréable, mais selon le point de vue des femmes un lieu très masculin. Et lors de l’événement pré-Inspire en Belgique, c’était surtout des hommes qui se connaissaient et discutaient devant une bière. Si, en tant que femme, vous devez bousculer tout ce monde pour prendre une boisson, ce n’est guère confortable. J’en ai d’ailleurs parlé aux organisateurs en disant que leur événement avait un caractère très masculin et que je ne me sentais pas la bienvenue comme femme.
Il convient d’intégrer les STEM dans la formation des enfants afin de leur apprendre à bricoler.
Vous pouvez, en tant qu’entreprise, parler de diversité et d’un monde meilleur, mais il faut aussi aborder ces questions à tous les niveaux de votre organisation. Si un homme est invité demain à un événement où il n’y a que des femmes et dans un environnement à caractère féminin, il ne se sentira pas à l’aise.
Etes-vous aujourd’hui encore confrontée en tant que cheffe d’entreprise à des hommes qui refusent une telle situation ?
van de vyver: J’ai entendu, à l’occasion de vos Data News Awards l’an dernier, un homme me dire que je ne devais pas essayer de convaincre d’autres femmes à faire carrière avec mon discours ‘féministe’, estimant que certaines femmes préféraient rester à la maison et élever leurs enfants. Et même que je portais du maquillage et des boucles d’oreilles.
Je lui ai répondu que je plaidais surtout pour une égalité de traitement afin que des femmes choisissent le secteur IT et y restent. Ceci n’a rien à voir avec le fait que certaines femmes ou hommes préfèrent rester à la maison. Chacun est libre de choisir, mais il faut disposer de chances égales. Peu importe que vous portiez du maquillage ou des boucles d’oreilles.
Il s’agit de situations que ne rencontrent pas les hommes et qui n’incitent pas les femmes à rester dans le secteur IT.
van de vyver: Parfois, les femmes en tirent elles-mêmes leurs conclusions. Elles doivent faire leur chemin, sachant qu’elles accèdent plus difficilement à l’information et se voient poser la question de savoir si elles reviendront après un congé de maternité. Si vous ne prenez pas cette problématique au sérieux dans votre organisation ou que vous ne teniez pas compte des plaintes, les femmes risquent de ne pas se sentir soutenues et d’aller voir ailleurs ou de faire autre chose.
En plus, il faut tenir compte du biais que les femmes ont à propos des femmes. Elles sont non seulement confrontées à la culture masculine, mais aussi aux femmes qui estiment qu’il ne faut pas être faible ou mesquine, ce qui crée une impasse. Si une femme se sent dévalorisée, vous risquez de la perdre.
Les fidéliser est une chose. Mais comment attirer davantage de femmes dans l’IT ?
van de vyver: Il n’y a jamais eu une telle différence entre hommes et femmes dans les formations STEM. Jusqu’au début des années 80, il y avait une égalité : les formations de programmeur et de mathématiques comptaient autant d’hommes que de femmes, et même parfois plus de femmes. Dans les années 60 d’ailleurs, la fonction de programmeur était activement présentée dans les offres d’emploi comme un métier de femmes.
Comment en est-on arrivé là ?
van de vyver: Avec l’avènement de l’ordinateur personnel au début des années 80, sont également apparus les premiers jeux. Or il s’agissait surtout de jeux de guerre destinés aux jeunes. Le jeu a mis très rapidement les jeunes en contact avec l’ordinateur et les pères l’achetaient pour leurs fils. Du coup, les hommes et les femmes n’ont pas eu la même image préconçue de l’ordinateur. Ceux qui ont étudié à l’époque l’informatique commençaient de rien et se familiarisaient avec l’ordinateur. Par la suite, les formations données présupposaient une certaine connaissance de base, acquise notamment par les jeux. Or les filles n’avaient pas cette connaissance, ce qui les incitait moins à opter pour ce type de formation ou à débuter avec un certain retard. C’est ainsi qu’est née une prophétie autoréalisatrice et que moins de filles se sont inscrites en informatique, laquelle est devenue une matière d’hommes.
Comment changer les choses ?
van de vyver: Peut-être faut-il d’abord se poser cette question : pourquoi est-il important d’attirer à nouveau des femmes dans l’IT ? Les choses n’ont pas toujours été aussi évidentes, mais l’arrivée de l’IA montre que celui qui conçoit est celui qui détient le pouvoir. Il existe donc le biais du concepteur du système. On peut donc en arriver par exemple à ce qu’en cas d’infarctus, l’IA ne détecte que les symptômes de l’homme dans la mesure où les symptômes des femmes n’ont pas été enseignés au système parce que les données n’étaient simplement pas disponibles par exemple. Dès lors, il est indispensable que les femmes soient impliquées.
Les jeunes hommes qui s’occupent de technologie pointue et lancent leur propre entreprise inspirent au début davantage la confiance.
L’IT ne se limite pas au codage. Il importe de sensibiliser la nouvelle génération de femmes qui arrivent sur le marché du travail au fait qu’il n’y a pas que le codage, mais beaucoup d’autres types d’emplois. La gestion de projet, le développement métier, l’analyse, la gestion de la relation client, la conception UI/UX : autant de matières où il faut certes programmer, mais où il faut surtout être passionné et livrer un bon produit au client.
Et au niveau des générations futures, il faut commencer dès la maternelle. Il convient d’intégrer les STEM dans la formation des enfants afin de leur apprendre à bricoler. La technologie et l’ingénierie doivent être proposées dans le cursus standard.
Elles doivent y être confrontées pour susciter l’intérêt ?
van de vyver: Effectivement, et je suis convaincue qu’il faut stimuler la ‘uselessness of play’ qui disparaît bien trop vite chez les filles.
La quoi ?
van de vyver: Je m’explique : les garçons continuent à ‘jouer’ plus longtemps, ce qui les met en contact indirectement et souvent par le jeu avec la créativité et la technologie. Le jeu n’a pas de sens en soi, mais est stimulé par la volonté d’expérimenter. Souvent, cela commence par les jouets liés au genre : les poupées, les appareils électroménagers et le maquillage pour les filles sont prêts à l’emploi dans un but précis, alors que pour les garçons, l’offre tourne davantage autour de la créativité, des sciences et de la construction.
Par ailleurs, j’ai l’impression que de nombreuses vidéos en ligne sont aussi fortement orientées en fonction du sexe. Sur TikTok ou YouTube, le contenu destiné aux filles est très tôt très ciblé : l’accent est mis sur l’apparence et le comportement, mais pas sur ce que l’on peut faire. Ce faisant, un processus de jeu essentiel et naïf se met en place qui stimule la créativité et le sens de l’expérimentation, autant de valeurs indispensables dans notre monde numérique en pleine évolution, processus qui se perd très rapidement chez les filles.
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