Annemie Depuydt et Luc Verbist: “Métier et durabilité ne sont nullement inconciliables”

Annemie Depuydt et Luc Verbist. © Jerry De Brie

Annemie Depuydt, directrice ICTS à la KU Leuven, et Luc Verbist, group director ICT chez Greenyard, expliquent comment la durabilité s’est imposée dans leur fonction. “Ce que nous faisons est nécessaire. Mais la question de savoir si c’est suffisant se posera inévitablement.”

Nous vivons sur un grand pied. Si tout le monde se comportait comme les Belges, les ressources disponibles pour 2022 seraient déjà épuisées le 26 mars. La Belgique se situe d’ailleurs à cet égard dans le haut du classement ‘Earth Overshoot Day’, en compagnie notamment des Etats-Unis et du Qatar. Mais comment nos entreprises se comportent-elles?

Annemie Depuydt: A l’université, la durabilité est une priorité absolue. Il s’agit d’un pilier important de notre politique. Nous remarquons également que cette thématique touche les collaborateurs et les étudiants de l’université. En tant que département ICT, nous contribuons à l’ensemble de ces thèmes de gestion. En 2020, nous avons remporté le Fair ICT Award [une reconnaissance pour les organisations qui garantissent la durabilité des achats et de l’utilisation d’équipements ICT, NDLR]. Il s’agit en l’occurrence notamment d’ICT verte, mais aussi de l’aspect humain lié à toutes les activités ICT, et notamment le respect des droits de l’homme dans l’ensemble du cycle de vie des équipements ICT.

Je ne crois pas au greenwashing. Les gens s’en aperçoivent directement.” Luc Verbiest

Luc Verbist: La durabilité est essentielle dans notre secteur. C’est ainsi qu’au niveau du groupe, nous avons un directeur chargé exclusivement de la durabilité. Par ailleurs, nous investissons énormément dans la collecte et la récupération des eaux. Nous stimulons fortement le recyclage des plastiques, nous réduisons notre consommation d’énergie de nos installations de refroidissement, nous optons pour le transport maritime durable, etc. Lorsque nous demandons une offre à un fournisseur potentiel, celui-ci doit toujours répondre à des questions précises sur la durabilité. Plus que jamais, la durabilité est un must dans notre secteur. D’ailleurs, les revendeurs de nos légumes et de nos fruits l’exigent.

Comment envisagez-vous le verdissement du paysage ICT? L’ICT verte est une notion que l’on entend depuis quinze ans déjà.

Depuydt: Depuis ce temps-là, beaucoup de choses ont changé dans le centre de données. Autrefois, la température dans un datacenter devait être vraiment froide. Mais désormais, nous travaillons à des températures nettement supérieures. D’ailleurs, la chaleur produite est récupérée pour chauffer les bâtiments du campus. Le matériel ICT est en soi nettement plus compact que par le passé – et la consommation moindre. Lorsque nous émettons un cahier des charges pour du matériel ICT, l’aspect vert occupe ainsi systématiquement une place importante.

Verbist: Chaque fois que cela est possible, nous optons toujours pour l’alternative verte. Du moins à coût comparable à celle de la version moins verte – et de préférence moins cher.

Depuydt: C’est exact, le vert n’est pas toujours plus cher.

Verbist: C’est un fait. En outre, il s’agit là d’un exercice qu’il faut aborder de manière structurelle.

depuydt: Il s’agit là sans doute de la grande différence par rapport au passé. Voici dix ans, l’ICT verte n’était pas vraiment prise au sérieux. Aujourd’hui bien. L’impulsion est clairement présente. Autrefois, il fallait se battre davantage pour imposer une application verte alors qu’aujourd’hui, c’est nettement plus facile.

Que pouvez-vous faire concrètement en tant que département ICT pour réduire l’empreinte écologique de votre entreprise?

Verbist: Chez nous, il s’agit surtout d’un exercice dans le domaine du process excellence. Mieux nous pouvons évaluer une activité avec précision, meilleur sera le résultat. Tout l’art consiste à commander notamment les volumes exacts auprès de nos sous-traitants – les producteurs de légumes et de fruits. Ce faisant, nous évitons de devoir jeter des produits. Dans le même temps, nous essayons d’évaluer avec le plus de précision possible le transport vers nos clients, ce qui nous permet par exemple d’avoir toujours des camions qui roulent totalement chargés. Et l’avantage est que métier et durabilité vont de pair. Lorsque nous travaillons avec des camions pleins, c’est bénéfique dans les deux cas. Ce sont là les projets les plus faciles. Mais sur le plan global, c’est une approche que nous appliquons dans l’ensemble de la chaîne, depuis le fermier jusqu’au magasin. Nous travaillons pour ce faire notamment avec des centres de recherches, notamment pour la gestion de l’eau. Lorsque nous aidons le fermier grâce à ces connaissances, nous nous aidons aussi nous-mêmes.

Est-il important d’envisager la durabilité par conviction? Mais quid alors du greenwashing, où tout n’est qu’une question de perception?

Verbist: Je ne crois pas au greenwashing. Les gens s’en aperçoivent directement.

Depuydt: La durabilité va en effet au-delà de l’obtention d’un ‘point vert’ lors d’un audit. Que du contraire même. En tant qu’entreprise, il faut s’attaquer aux ‘points rouges’, car ce sont les domaines qui peuvent être améliorés. D’ailleurs, la pression ne fait que s’accentuer pour prendre effectivement des mesures.

Verbist: La régulation ne fera que se renforcer, tout comme il y a toujours plus d’audits. La pression augmente également de la part du marché. Le client demande davantage de transparence: sur la provenance d’un produit, sur la ferme ou sur les engrais utilisés. Nous disposons de toutes ces informations, notamment dans le cadre de nos obligations en matière de traçabilité au sein de la chaîne alimentaire. Mais il est à remarquer que dans ce domaine, le distributeur est à la manoeuvre. C’est le distributeur qui impose le type d’informations qui sont mis à disposition via un code QR sur nos produits.

Qu’est-ce que le cloud peut offrir dans le cadre de la durabilité?

Verbist: Si vous comparez l’empreinte écologique de votre propre centre de données à celle de grands acteurs, comme Amazon et Google, vous en resterez bouche bée. Honnêtement, il faut déjà gérer un grand centre de données pour approcher ce que font de tels hyperscalers. C’est pourquoi nous avons adopté une stratégie cloud-first. Nous choisissons donc toujours par priorité le cloud, sauf si c’est impossible autrement, par exemple parce qu’un serveur doit se trouver vraiment à proximité d’une machine.

Depuydt: A l’université, nous considérons le cloud sans a priori. Si nous utilisons le cloud, c’est surtout au niveau SaaS. Une solution de détection du plagiat [par exemple pour comparer une thèse à d’autres travaux, NDLR] tourne typiquement dans le cloud. De nombreux fournisseurs – songez à Microsoft – ont d’ailleurs contraint pratiquement tout le monde à passer au cloud. Dans le même temps, nous avons toujours notre propre centre de données, notamment pour notre super-ordinateur. A ce niveau également, la justification est claire: le cloud n’est certainement pas toujours meilleur marché.

Verbist: Nous optons surtout pour le SaaS-first afin de limiter les soucis.

Depuydt: Je ne crois pas au cloud-first ou au cloud-only. Nous regardons tout au cas par cas. Et parfois, il s’avère nécessaire de déployer quelque chose nous-mêmes, dans notre propre centre de données.

Verbist: Je suis d’accord, mais j’estime que le cloud-first est quand même la bonne direction. Le cloud offre une garantie de sans-souci, ce qui est important à une époque où le marché du travail se caractérise par une pénurie d’informaticiens. Il est tout bonnement impossible de disposer en interne d’experts pour chaque domaine ICT. Il y a donc certainement de bons arguments en faveur du cloud, même s’il ne faut évidemment pas se montrer dogmatique.

Y a-t-il également de bonnes raisons de ne pas opter pour le cloud?

Verbist: Si vous avez beaucoup d’I/O, le cloud n’est pas une bonne idée [I/O est l’acronyme d ‘input/output, à savoir le trafic de données en provenance et à destination du cloud, NDLR]. Lorsque j’étais CIO du Persgroep [de 1998 à 2016, l’entreprise ayant été rachetée entre-temps par DPG, NDLR], j’ai calculé le modèle commercial. Si l’on regarde uniquement l’achat de serveurs et de stockage, le cloud apparaissait comme meilleur marché que l’investissement dans un centre de données interne. Mais si l’on prend les I/O dans le calcul, le cloud se révèle soudainement trois fois plus cher. Les sites Web et systèmes d’un groupe de médias sont en effet très gourmands en I/O puisqu’il s’agit de consulter constamment des photos et des vidéos.

Les fournisseurs commercialisent de plus en plus leurs logiciels sous la forme d’un ensemble. Et à ce niveau, nous payons clairement trop.” Annemie Depuydt

Depuydt: Comme les I/O sont très coûteux, beaucoup d’entreprises en reviennent du cloud. A la KU Leuven, nous avons l’avantage de travailler avec Belnet [le réseau belge des organismes de recherche, NDLR], auquel toutes sortes d’autres instituts de recherche sont également connectés. Ce faisant, nous pouvons nous connecter à différents centres de données d’autres institutions tout en faisant transiter le trafic sur le réseau Belnet.

Qu’en est-il des coûts des logiciels?

Depuydt: Les fournisseurs commercialisent de plus en plus leurs logiciels sous la forme d’un ensemble. Et à ce niveau, nous payons clairement trop. C’est une problématique à laquelle l’Union européenne devrait s’attaquer.

Verbist: Nous dépendons trop de ces fournisseurs. Non seulement pour les logiciels d’ailleurs, mais aussi pour les processeurs. Pourtant, l’Europe ne manque pas de cerveaux. Nous ferons mieux de nous dépêcher également à produire nous-mêmes nos processeurs, car la pénurie actuelle sur le marché devient vraiment aberrante. De même, la manière dont les fournisseurs gagnent de l’argent avec leurs services cloud est totalement excessive. Plus de nouveaux services cloud s’ajoutent – lesquels tournent en principe tous sur la même infrastructure –, plus les coûts par utilisateur devraient baisser. Or cela ne se traduit absolument pas dans les prix des logiciels cloud, que du contraire.

Depuydt: Nous devons également pouvoir regarder à plus long terme. Aujourd’hui, nous sommes fortement dépendants pour l’ICT de fournisseurs américains. Mais qu’adviendrait-il si demain les Etats-Unis devenaient subitement l’ennemi juré de l’Europe?

Verbist: L’UE devrait se concerter nettement plus au niveau de l’ICT. Nous devons capitaliser sur un partenariat et créer, à l’instar de la CECA autrefois [Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier, l’un des précurseurs de l’UE, NDLR], un accord de coopération pour l’ICT. Par la suite, il sera possible de faire intervenir le politique, car nous sommes aujourd’hui vraiment dépendants des Etats-Unis.

Depuydt: Il ne s’agit pas là d’une prise de position populaire. Car le commentaire fusera: ‘Nous avons en fait besoin d’AWS pour pouvoir innover plus rapidement.’ Mais faut-il vraiment s’en remettre simplement pieds et poings liés aux Etats-Unis ou à la Chine?

Verbist: Je m’attends à voir la législation dans ce domaine devenir un peu plus stricte. C’est ainsi que l’Allemagne a déjà pris certaines mesures dans ce sens.

N’est-il pas illusoire de penser que les données seront davantage en sécurité dans son propre pays? Comme si les pirates tenaient compte des frontières nationales.

Verbist: C’est exact. Si un pirate veut pénétrer quelque part, il y arrive de toute façon. Ce risque existera toujours. Pour notre sécurité, nous avons désormais opté pour Orange Cyberdefense. La sécurité est un domaine trop complexe pour l’assumer seul, quand bien même on trouverait des experts de qualité. Nous devons nous protéger des attaques de l’extérieur. Par ailleurs, nous devons également pouvoir proposer en interne un environnement sécurisé à nos clients. Il n’est pas question qu’un distributeur puisse voir dans nos systèmes ce qu’un autre distributeur commande chez nous.

Depuydt: L’université traite de grandes quantités de données de recherche et d’informations soumises à un droit de propriété intellectuelle. Lors du développement de nouveaux plastiques par exemple, on utilise des produits qui relèvent de la catégorie dual use. Cela signifie qu’ils peuvent également avoir des applications dangereuses, par exemple pour la production d’armes. Il va de soi que nous devons protéger ces informations contre le piratage. La demande pour une sécurité plus large et de meilleure qualité augmente en tout cas, également chez nous.

Verbist: La distribution n’échappe pas à ce phénomène. Les clients demandent des garanties en matière de sécurisation des données dont nous disposons sur eux. Certes, il est impossible d’exclure totalement un incident, mais on peut privilégier une détection et une intervention rapides afin de limiter les dégâts.

Depuydt: L’importance de la sécurité a fortement augmenté ces dernières années. Voici dix ans, on ne comptait qu’une seule personne en charge de l’ensemble de la coordination de la sécurité, alors que celle-ci a percolé aujourd’hui dans l’ensemble des couches et des domaines du métier. Il n’empêche que la sécurité reste une bête à sept têtes: si l’on en coupe une, une autre repousse directement ailleurs.

Verbist: En fait, il est dommage de devoir dépenser autant d’argent pour la sécurité. Mais il est impossible de faire autrement. Personnellement, j’estime que les acteurs des télécoms ne prennent pas suffisamment leurs responsabilités. Ils pourraient en faire beaucoup plus à la source. Mais non, aujourd’hui chaque entreprise et chaque individu doit prendre en charge sa propre sécurité.

Pour en revenir au point de départ de notre conversation: pourra-t-on jamais en faire assez pour être vraiment durable?

Verbist: Partout dans le monde, les gens regardent les séries TV américaines. Or le modèle de réussite américain que l’on nous montre à voir n’est absolument pas tenable. On imagine parfois en faire déjà beaucoup dans le domaine de la durabilité, mais la question se pose de savoir si le monde est capable de supporter l’évolution actuelle de l’homme. Et même si nous en faisons déjà beaucoup, parce que nous savons que c’est nécessaire, reste à savoir si ce sera suffisant. Peut-être devrions-nous tout simplement revoir notre niveau général d’attentes.

Depuydt: La nouvelle génération commence de plus à plus à réfléchir dans ce sens. Il y a tout simplement plein de choses dont ils n’ont pas besoin.

La nouvelle génération a un regard différent sur les choses. Cela induira également des changements dans le travail, par exemple au niveau du style de management.

Verbist: Ces dernières années, j’ai conseillé pas mal d’entreprises. Et je peux vous dire: on constate de fortes différences entre les sociétés. Si un manager se comporte comme un despote par exemple, vous remarquerez que les membres de son équipe ne pensent plus. Ils exécutent simplement ce qui leur est demandé. En d’autres termes, le style de management est non seulement déterminant pour la culture de l’entreprise, mais aussi pour ses performances.

Depuydt: Voici trois à quatre ans, nous avons décidé d’entamer la transformation de notre structure vers une organisation lean et agile. Toute forme de management purement hiérarchique a été supprimée. Chaque équipe est autonome dans un cadre défini. Une bonne structure de gouvernance ICT se révèle dès lors cruciale afin que chacun sache ce qu’il doit faire. Toute forme de direction – certainement pour celui qui vient d’une organisation à structure classique – apparaît comme totalement déroutante. Dans une organisation agile, il faut accepter que les collaborateurs abordent leur travail d’une manière différente de la vôtre. Ce n’est que lorsque l’on fonce droit dans le mur que l’on est encore utile en tant que CIO (rire).

Merci au Restaurant Silo’s de Boortmeerbeek.

Annemie Depuydt et Luc Verbist:
© Jerry De Brie
Annemie Depuydt et Luc Verbist:
© Jerry De Brie

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