“Notre infrastructure d’Etat impose des barrières, mais ouvre aussi des perspectives”

© Getty Images
Pieterjan Van Leemputten

Au sein des pouvoirs publics, l’ICT est une succession de pointes d’activité et de périodes stables. Entre-temps, se dessine une évolution vers une administration numérique. Quant à savoir si cette tendance est positive ou négative, tout est une question d’interprétation.

Data News s’est entretenu avec Inke Torfs, chercheuse doctorante, Lieselot Danneels, professeure d’e-gouvernance et Ellen Wayenberg, professeur de gestion et d’administration publique. Celles-ci ont étudié ensemble l’évolution de la politique ICT au sein de l’administration fédérale entre 1980 et 2019.

Elles dégagent deux périodes de changements fondamentaux, à savoir en 1993/1994 et autour de l’an 2000, entrecoupées de périodes de stabilité. Mais qu’est-ce que cela signifie au niveau de la gestion ICT? Sommes-nous sur la bonne voie? Et notre pays n’est-il pas trop complexe pour mener une gestion efficace en matière technologique?

Quelle est la situation de la numérisation au niveau fédéral?

Lieselot Lanneels: La question qu’il faut se poser en l’occurrence est de comprendre l’objectif de la numérisation dans un contexte public, ce que l’on veut atteindre. Il peut s’agir d’automatiser et d’améliorer l’efficience, d’apprendre du secteur privé. Mais il est également possible grâce à l’ICT et le numérique de collaborer et de co-créer au sein d’un écosystème numérique. Ce sont là deux manières différentes d’envisager la plus-value de l’ICT.

Cela a également des répercussions sur la manière de mesurer la valeur avec des indices différents. Ainsi, l’indice DESI est un classement européen de la numérisation de l’économie et de la société. Nous nous y situons au-dessus de la moyenne, mais pas dans le top. Or si l’on analyse en détail, on constate que nous sommes bien classés pour l’intégration de la technologie, par exemple la numérisation des entreprises, mais nettement moins bien dans les services publics numériques.

De gauche à droite: Inke Torfs, chercheuse doctorante. Lieselot Danneels, professeur d'e-gouvernance. Ellen Wayenberg, professeur de gestion et d'administration publique.
De gauche à droite: Inke Torfs, chercheuse doctorante. Lieselot Danneels, professeur d’e-gouvernance. Ellen Wayenberg, professeur de gestion et d’administration publique.

Dans le même temps, les services publics numériques sont à leur tour mesurés en termes d’offre et de demande de services publics ainsi que de données ouvertes. A ce niveau, notre pays se situe plutôt bien par rapport au reste. Cela dit, la demande émanant du citoyen est trop limitée. Il existe de très nombreux services, mais ceux-ci sont trop peu utilisés.

Bref, notre administration se comporte bien au niveau des services numériques, mais le citoyen ne les exploite pas suffisamment?

Danneels: C’est encore trop peu par rapport à d’autres pays de l’UE. Mais est-ce un manque de marketing ou faut-il procéder autrement pour sensibiliser les gens aux nouvelles pratiques du secteur public?

Ellen Wayenberg: Parfois, il faut un peu pousser le citoyen et l’inciter à faire les choses autrement. Peut-être les pouvoirs publics peuvent-ils donner un coup de pouce. C’est une question de ‘behavioral insights’ de motiver le citoyen à agir autrement.

Danneels:Le DESI montre également que nous pouvons faire mieux dans le domaine des compétences numériques. Notre pays compte de très nombreux informaticiens, mais chacun doit désormais disposer de compétences numériques. Il s’agit d’ailleurs d’une critique émise dans le DESI qui s’insurge contre la théorie d’un e-gouvernement qui se concentrerait sur l’efficience et l’automatisation, mais moins s’intéresser à l’extérieur et privilégier la collaboration au sein d’écosystèmes et de partenariats.

Pour sa part, l’OCDE vient d’établir un Digital Government Index qui s’intéresse à des aspects comme le ‘digital by design’, le ‘data driven’, le ‘governement-as-a-platform’, l”open by default’, la proactivité, etc. Cet indice vise nettement plus une administration qui collabore avec d’autres acteurs, stimule l’innovation et développe des écosystèmes. Il s’agit d’un indice relativement nouveau et qui n’a été utilisé qu’une seule fois, mais dans lequel la Belgique ne se positionne pas bien et est sous la moyenne. A noter que le Royaume-Uni se classe 2e.

Quelle est en fait la différence? Est-ce une question de culture? Ou les pouvoirs publics ont-ils pris un autre rôle?

Danneels: Personnellement, j’estime que le Royaume-Uni est véritablement un précurseur. Au niveau international, très peu d’exemples viennent de la Belgique. Mais il arrive que le contexte administratif différent joue un rôle. C’est notamment le cas de l’Islande qui a une administration très légère, presque une culture de start-up. [L’Islande n’est indépendante que depuis 1991, NDLR]

Wayenberg: Comment des administrations sont-elles meilleures dans l’innovation? Souvent, il s’agit de savoir si l’administration est une organisation apprenante, qui ose prendre des risques et expérimenter, mais qui ne pénalise pas si un projet échoue. Prenez ces caractéristiques culturelles en compte et force est de constater que la Belgique n’a pas particulièrement une administration qui ose prendre des risques.

Dans votre étude sur l’évolution de la gestion numérique, deux pics émergent: ’93-’94 et autour de l’an 2000. Un pays a-t-il besoin de tels pics pour avancer ou peut-elle aussi connaître une progression stable?

Inke Torfs: Un tel pic n’est certainement pas nécessaire. Nous avons qualifié les périodes intermédiaires de ‘stables’, mais qui impliquent aussi des changements, certes moins drastiques. Nous voulons surtout souligner que stabilité n’est certainement pas synonyme de paralysie, mais sans le caractère drastique. Nous soulignons par ailleurs dans notre étude que chaque année, il y a eu des changements. Ce n’est pas parce qu’on n’est pas dans un pic qu’il n’y a rien d’important.

Le premier pic est consécutif aux premières applications externes, vers les citoyens et les entreprises. Et le deuxième, avec l’e-gouvernement. La situation actuelle, avec le télétravail massif, peut-elle induire une nouvelle tendance et des évolutions?

Torfs: En soi, le télétravail ne va rien changer, mais bien l’attitude qu’il implique. Les politiques et les responsables d’administrations fédérales se rendent compte qu’il s’agit là d’une nouvelle normalité et qu’ils doivent s’engager davantage en tant que secteur public.

Indépendamment de cet élément, il existe des pressions extérieures, comme le nouvel indice de l’OCDE, qui mettent en lumière de nouveaux accents dans l’administration numérique. Ainsi, nous constatons un déclin de l’e-gouvernement au profit du gouvernement numérique, la priorité étant moins mise sur le numérique comme gain d’efficacité, mais sur l’adaptation des processus internes pour être davantage innovant. Notre étude ne porte pas sur la mise en avant de ces aspects, mais il ne faudrait pas s’étonner de voir un nouveau pic vers 2021-2022.

Notre structure étatique complexe est-elle l’environnement idéal pour une administration numérique?

Wayenberg: Elle pose certes des problèmes associés aux 3C d’une gouvernance à plusieurs niveaux: communication, coordination et collaboration. Cela étant, cette structure peut aussi être en soi un facilitateur de certaines dynamiques.

Prenez l’exemple des villes intelligentes qui sont une dynamique surtout de type ‘bottom-up’. En effet, si le niveau local prend l’initiative, les ministres au niveau régional ne pourront pas y échapper.

Ce faisant, des stimulants se mettent en place. Notre structure étatique ne met pas uniquement des barrières, mais ouvre aussi des perspectives et des opportunités, notamment en matière numérique. Il ne faut pas forcément partir du haut vers le bas ou de l’intérieur vers l’extérieur. C’est une problématique où les initiatives et les impulsions peuvent venir de plusieurs directions différentes. Il y a certes des inconvénients à notre structure, mais elles n’expliquent pas tout.

Danneels: Le volet communication est également couvert en partie. La BCSS, la BCE et d’autres banques de données échangent des données à différents niveaux. Pas encore en termes d’architecture de données, mais il y a des échanges entre les directeurs IT et l’administration, peut-être pas au niveau administratif, mais bien de manière informelle au sein de comités de concertation. Et davantage qu’on ne le pense.

Pour ce qui est des services au citoyen, la situation est plus complexe. C’est un enchevêtrement. Le citoyen attend un service rapide et personnalisé indépendamment du niveau auquel il s’adresse. Or plus il y a d’acteurs, plus les choses sont compliquées.

Mais je suis d’accord avec Ellen lorsqu’elle parle d’opportunités. En effet, lorsqu’un secteur public est scindé en divers éléments, chaque élément peut aussi prendre la direction qu’il souhaite.

Vous insistez sur la nécessité d’une collaboration cohérente plutôt que de laisser chaque département agir à sa guise. Y a-t-il encore du travail à ce niveau?

Torfs: Personnellement, je pense qu’il y a encore du chemin à parcourir. Aujourd’hui, les initiatives vont surtout du haut vers le bas, en partant des départements ICT. Ceux-ci décident le cas échéant de collaborer avec d’autres départements. La DG Transformation Numérique joue à cet égard un rôle essentiellement de support, afin d’éviter les doubles emplois.

Que faudrait-il améliorer dans l’organisation de l’e-gouvernement? Quelles sont les pierres d’achoppement et y a-t-il moyen d’y remédier avec une administration relativement importante?

Danneels: D’abord, beaucoup de choses vont bien. Sur le plan de l’efficacité, du traitement des données et de l’infrastructure, la Belgique n’a pas à rougir. Avec la Banque-Carrefour de la Sécurité Sociale, nous avons été pionniers en Europe et au-delà. C’était surtout un projet interne, mais il s’agissait d’une avancée majeure qui démontre aujourd’hui encore son utilité. Nous disposons depuis des années déjà d’une eID qui n’est certes peut-être pas encore pleinement exploitée, mais les fondements existent.

Au niveau du service, le lien entre le citoyen et les entreprises pourrait évidemment être amélioré. L’indice DESI le montre d’ailleurs: l’utilisation des services numériques pourrait être améliorée. Mais est-ce fondamental? Ces services doivent surtout être promus davantage, à moins que les pouvoirs publics doivent faire plus de ‘design thinking’. Si tout ne fonctionne pas bien ou si les pouvoirs publics offrent trop de solutions ponctuelles et que le citoyen doit utiliser une myriade d’applications qui ne sont pas toujours bien visibles, il faut alors faire trop de détours.

Un troisième aspect, au-delà du fonctionnement interne et du service externe, concerne l’approche de type plateforme. Les choses bougent certes à ce niveau, comme le prouve la CoZo [la Collaboratief Zorgplatform entre patients, prestataires de soins et institution de soins, NDLR] où siègent différents acteurs.

Quel sera le défi?

Danneels: Il conviendra d’exploiter les points forts de la BCSS et tirer parti du fonctionnement interne des pouvoirs publics et l’orientation données au niveau de ces plateformes. En soi, nous sommes bien placés pour y arriver. Au Royaume-Uni par exemple, ils ne peuvent pas s’appuyer sur l’eID. On constate par ailleurs un changement de paradigme avec Itsme par exemple. Comme notre système d’eID a trop été développé au départ du secteur public et est peut-être trop complexe, nous voyons désormais émerger une solution qui a été mise au point ailleurs pour faciliter l’accès mobile aux administrations. Or concevoir autrement de tels partenariats devient important.

Il est possible de consulter l’étude complète via le Vlaams Tijdschrift voor Overheidsmanagement (VTOM) (2021-1). Et pour davantage d’informations, prendre contact avec Inke.torfs@ugent.be.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire