‘Je n’ai encore vu aucune preuve justifiant les accusations américaines contre Huawei’

Pieterjan Van Leemputten

Même si Huawei se trouve sur la liste noire des Etats-Unis, le secteur télécom n’en réagit pas moins de manière tempérée. Rui Luis Aguilar, président du groupe de recherche Networld2020, a évoqué avec Data News ces accusations d’espionnage, mais aussi la 5G et les normes.

Networld2020 est un groupe de recherche regroupant quelque 1.060 membres principalement européens, dont des personnalités académiques, des grandes et petites entreprises télécoms, des instituts télécoms et des acteurs en infrastructures. Le groupe s’occupe de recherche et d’accords entre acteurs en vue de faire collaborer de manière fluide les appareils connectés à internet, mais aussi de rationaliser la stratégie et la recherche dans le secteur.

Il juge absurde le point de vue que les télécoms ne soient plus une affaire européenne, mais asiatique ou américaine. “La force de l’Europe réside dans sa diversité, pas dans sa taille. Certes les Américains sont dominants dans les systèmes d’exploitation et les réseaux sociaux. Les Asiatiques, eux, fournissent les appareils. Mais l’Europe se distingue très fort au niveau de la combinaison de la technologie avec le réseau électrique, avec les véhicules, dans les soins de santé et dans bien d’autres segments. Nous sommes aussi à la pointe de la protection de la vie privée. Même les non-Européens ont entre-temps déjà entendu parler du GDPR.”

Pourtant, l’Europe ne semble plus occuper une position dominante sur le marché des infrastructures. “L’industrie mobile est encore et toujours une affaire européenne”, réagit Aguilar. “Peut-être pas sur le marché à la consommation, où il y a aujourd’hui trois grands acteurs: Huawei, Nokia et Ericsson. Suivent ensuite ZTE, Samsung et peut-être NEC dans certains segments.”

Aguilar prononce ces paroles lors d’Huawei Connect, une conférence consacrée à l’AI du fabricant télécom éponyme, à laquelle il était invité, tout comme Data News. Aguilar ne travaille pas pour cette entreprise, mais Huawei est, tout comme Nokia et Ericsson, membre de Networld2020. L’interview ci-après est le reflet d’un entretien de groupe avec plusieurs journalistes européens, dont votre serviteur pour Data News.

Votre organisation collabore à la standardisation de la technologie réseautique en Europe. Quels sont les grands défis à relever en matière de 5G par exemple?

Rui Luis Aguilar: Le concept ‘normes européennes’ est quelque peu trompeur. En général, nous sommes en accord avec le reste du monde. Un ordinateur est le même en Chine, aux Etats-Unis ou en Europe, et tel est le cas aussi pour les téléphones 5G. Mais en Europe, nous examinons plus souvent comment la technologie peut améliorer la société.

Quel est alors concrètement le rôle de votre organisation?

Rui Luis Aguilar: Pour la 5G, nous ne travaillons pas uniquement avec Orange, Telefonica ou Ericsson, mais aussi avec des acteurs tels Siemens, Thales ou Bosch, qui se trouvent dans des écosystèmes très différents. Le défi à relever consiste à faire dialoguer tout le monde. Nous utilisons les mêmes mots, mais ils n’ont pas la même signification.

Nous utilisons les mêmes mots, mais ils n’ont pas la même signification.

Voilà pourquoi nous avons avec Network 2020 mis en oeuvre une série d’ateliers en vue de regrouper plusieurs de ces communautés, par exemple des acteurs de l’IoT, de l’AI et de la cyber-sécurité. Nous en organiserons ainsi un le 2 octobre avec des acteurs du secteur de l’électronique et du domaine médical. Et en novembre aura lieu à Lisbonne un grand événement rassemblant toutes les disciplines pour voir quelles directions la recherche devra suivre dans les années à venir. Ce n’est pas une tâche facile.

Mais la 5G se manifeste aujourd’hui déjà en Europe, notamment en Grande-Bretagne et en Suisse, doit-on s’attendre encore à beaucoup de changements?

Rui Luis Aguilar: La 5G existant aujourd’hui n’est encore que partielle. Il s’agit de la première version de la 5G destinée à fournir surtout un internet à plus haut débit. Il faudra attendre encore plusieurs années, avant que se manifestent toutes les possibilités de la 5G. A présent, il est question de haut débit, puis de faible latence, et ensuite aussi d’IoT à très grande échelle. Cela prendra encore à coup sûr 6-7 ans, avant d’obtenir la 5G autorisant tous les solides scénarios attendus. Par exemple un réseau électrique qui équilibre sa charge avec la production de courant des éoliennes, ou avec l’état de charge de votre voiture électrique. Ou le contrôle de votre pacemaker chez vous et en déplacement. Jouer à des jeux VR à l’extérieur sur une place, tout cela sera possible, mais pas encore aujourd’hui.

Huawei vient d’être exclue du Forum of Incident Response and Security, vous attendez-vous à quelque chose de semblable de la part d’autres organisations?

(Ndlr: cette organisation sectorielle se focalise sur une approche des incidents de piratage et de cyber-attaques. Huawei en été temporairement exclue suite au bannissement américain de l’entreprise. Voilà pourquoi il n’est juridiquement pas permis de collaborer avec Huawei)

Rui Luis Aguilar: Il est clair que pour le moment, les Etats-Unis mettent une pression énorme sur Huawei. Si les raisons de cette pression se justifient, celle-ci se répercutera aussi dans d’autres organisations. Mais tel n’est pas le cas actuellement. Je me considère comme un citoyen mieux informé sur le sujet et je me pose des questions sur le bien-fondé des preuves qu’ont les Etats-Unis pour justifier leur point de vue.

Cela prendra encore à coup sûr 6-7 ans, avant d’obtenir la 5G autorisant tous les solides scénarios attendus.

En fait, la réalité, c’est que les Etats-Unis disposent d’un cadre juridique qui va si loin qu’il est facile d’impliquer d’autres entreprises, ne serait-ce que parce qu’elles dialoguent avec Huawei. Il se peut donc que des organisations et des entreprises se montrent plus circonspectes vis-à-vis d’Huawei, et je suis préoccupé à l’idée qu’il y en ait toujours plus. Non pas en raison des affirmations américaines mêmes, mais bien à cause de la puissance de certaines entités (les Etats-Unis, ndlr) qui tiennent ces propos.

L’entreprise est-elle un sujet de conversation, lorsqu’il est question de sécurité dans le secteur télécom?

Rui Luis Aguilar: En Europe, les états-membres effectuent à présent des exercices de sécurité sur une infrastructure critique. L’ENISA (l’agence européenne de la cyber-sécurité, ndlr) en reçoit actuellement le feedback des pays membres. J’ai pu consulter quelques résultats provisoires. Il va de soi que la sécurité en est le coeur, non pas à cause de la technologie d’Huawei, mais plutôt parce que nous prenons la direction d’une société entièrement connectée et que cela implique des risques, parce que les machines contrôleront à l’avenir une partie de notre vie. Ou par exemple parce qu’on craint l’arrivée de virus. Mais cela n’a rien à voir avec Huawei.

Aujourd’hui, le régulateur télécom américain FCC envisage aussi de bannir les installations Huawei existantes aux Etats-Unis. Qu’en pensez-vous?

Rui Luis Aguilar: Je ne peux pas parler au nom d’Huawei, qui n’est que membre de notre organisation. Mais avec tous les détails que je connais sur cette affaire, je n’ai pas encore vu la moindre preuve justifiant les affirmations américaines. En réalité, l’observateur externe que je suis, n’a pas encore trouvé la moindre preuve soutenant les accusations américaines contre Huawei. Il va de soi que l’implémentation d’une technologie spécifique peut être utilisée pour justifier des guerres commerciales. Quand on possède du matériel d’Huawei, il y a effectivement la possibilité d’être espionné. Mais il se peut tout autant que Toshiba m’espionne, parce que je possède un ordinateur portable de cette marque. Ai-je un jour découvert des preuves que tel est le cas? Non ni pour l’un ni pour l’autre.

Il y a pourtant des pays qui suivent les Etats-Unis au niveau de l’exclusion d’Huawei.

Rui Luis Aguilar: Si vous apeurez des gens au cas où ils collaboreraient avec une certaine entreprise et si vous considérez en outre la pression exercée par les Etats-Unis, il est normal qu’il y ait une réaction. Mais s’il n’en tenait qu’aux Etats-Unis, Huawei serait complètement bannie et dans la foulée aussi d’autres firmes chinoises. Mais on constate également qu’aucun pays ne va jusque là. On recherche des compromis. S’il y avait des pays qui croient vraiment ce que prétendent les Etats-Unis, Huawei serait bannie depuis longtemps déjà.

Les Etats-Unis exercent-ils aussi une pression sur votre organisation en vue de limiter le rôle et l’influence d’Huawei?

Rui Luis Aguilar: Pas directement, mais tel est le cas pour nos membres. A un point tel que cela impacte aussi la façon dont nous travaillons.

Comment réagissent les concurrents? Ils pourraient tirer profit de l’éviction d’Huawei.

Rui Luis Aguilar: Si des entreprises ne veulent pas collaborer avec Huawei, cela n’est souvent même pas de leur propre choix. C’est comme si je vous disais que si vous parlez encore avec Huawei, vous ne pourrez plus publier ailleurs qu’en Belgique. Allez-vous dans ce cas encore dialoguer avec elle? Probablement pas, mais pas parce que vous l’aurez vous-même choisi, mais surtout parce qu’on vous l’aura imposé.

En tant qu’académicien, j’effectue depuis tut un temps une enquête opérationnelle. Cela fait quelques années que je dirige Network2020. Il n’est pas facile pour moi d’observer que nous faisons certes ce que nous avons toujours fait, mais que certaines choses deviennent subitement dangereuses à présent. Rien n’a changé en substance, mais brusquement quelqu’un vous dit: ‘Attention à…’

S’il y avait des pays qui croient vraiment ce que prétendent les Etats-Unis, Huawei serait bannie depuis longtemps déjà.

Le goulot d’étranglement, c’est souvent que la loi chinoise exige que les entreprises en Chine doivent collaborer, si les autorités chinoises le leur demandent.

Rui Luis Aguilar: Les entreprises en Chine doivent respecter la loi chinoise. Et les entreprises aux Etats-Unis doivent respecter la loi américaine. Nous sommes en Europe et ici, les entreprises doivent suivre la législation européenne. Si les entreprises peuvent le garantir, il n’y a aucun problème pour moi. Or Huawei déclare agir ainsi en Europe. Puis-je vous faire remarquer qu’il y a des entreprises américaines qui ne le font pas.

Prenez le GDPR. C’est une bonne chose que l’Europe ait grâce à ce règlement plus de contrôle sur ce qui est fait avec nos données. Microsoft, Amazon, Facebook et d’autres tiennent aujourd’hui compte du GDPR, parce que l’UE s’y focalise. Cela est peu différent pour l’infrastructure. Les choses sont moins claires, car il en va de l’intégrité des systèmes, un élément qui n’a pas encore été développé dans la législation européenne.

Les Etats-Unis disposent du Security Act. Ils peuvent de la sorte contraindre n’importe quelle entreprise sur leur sol de collaborer, et ces entreprises ne peuvent même pas se tourner vers la Justice pour le contester ou simplement pour communiquer sur le sujet (ce qu’on appelle le ‘gag order’ ou bâillonnement en français, ndlr). Le président des Etats-Unis peut exiger n’importe quoi d’une entreprise américaine, laquelle ne peut le contester juridiquement. C’est exactement ce qu’attend la Chine de ses entreprises. Tel n’est pas le cas en Europe.

Que conseilleriez-vous à la Commission européenne à propos d’Huawei?

Rui Luis Aguilar: Je vous répéterai exactement ce que j’ai récemment déclare à un conseiller technique d’une ambassade américaine. Tout ce qui est déployé en Europe, doit respecter les règles européennes. Peu importe que cela provienne d’Europe, de Chine ou des Etats-Unis, aussi longtemps que nos règles sont respectées, que la citoyenneté européenne et notre façon de vivre sont supportées, je suis satisfait. Mais les Etats-Unis veulent que nous respections aussi leurs règles. Ils aiment se référer à Huawei, mais ne pouvons-nous pas attendre la même chose de Cisco? [Tant chez Cisco que chez Juniper, des enquêteurs ont dans le passé découvert des portes dérobées dans leur équipement de réseau, ndlr.]

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