John Chambers quitte Cisco: “Le CEO qui ne prend aucun risque, ne peut diriger une entreprise.”
L’un des CEO en place depuis très longtemps dans le secteur technologique tire sa révérence. Mais avant de s’en aller, John Chambers nous a consacré un peu de son temps pour un entretien d’au revoir, conjointement avec son successeur, Chuck Robbins.
Quiconque a déjà entendu discourir Chambers, n’est pas prêt de l’oublier. Il est en effet un orateur né qui vous entraîne avec lui au fil de ses expressions bigarrées prononcées avec le plus savoureux des accents de Virginie du Sud que l’on peut imaginer. Chambers joue avec son public. Il n’est pas un adepte de la langue de bois, mais il sait aussi comment éluder adroitement les questions qui fâchent.
Quelle a été votre principale désillusion durant toutes ces années passées chez Cisco?
Chambers: “Il y en a trois en fait. Ne pas avoir réagi suffisamment vite parfois ou avoir été un peu trop rapide dans certaines autres circonstances. La troisième, c’est que l’on aurait pu disposer d’un personnel plus diversifié. Mais je suis fier que nous y soyons à présent arrivés tant au sein de notre conseil d’administration que dans notre senior management. Notre comité exécutif se compose pour moitié de femmes, non pas parce que ce sont des femmes, mais parce qu’elles sont parfaitement à leur place.”
Ce nouveau comité est aussi le premier fait d’armes du prochain CEO, Chuck Robbins. Mais Chambers voit déjà plus loin: “Nous sommes proches d’un nouveau type d’internet qui aura un tout autre impact. Un CEO qui ne prend aucun risque, ne peut diriger une entreprise.”
Lorsqu’un journaliste étranger lui demande quel sera son héritage chez Cisco, Chambers devient philosophe: Chambers: “A l’inverse de vos enfants, votre entreprise n’est pas votre héritage. Mais tout comme je veux que mes enfants soient heureux, je veux que Cisco fasse de bonnes affaires, meilleures même qu’à mon époque. Je veux la voir grandir, tout en respectant les meilleures valeurs, mais aussi en ayant le courage de changer s’il le faut. Personnellement, j’espère que Cisco restera au sommet.”
“Nous voulons absolument gagner”, intervient Chuck Robbins. “Mais nous nous soucions aussi de notre équipe, de nos partenaires et de nos actionnaires. Nous possédons une culture d’entreprise qui est unique, et nous voulons la conserver. John (Chambers) nous a aidés à passer tant de transitions. Voyez les entreprises autour de nous. Citez m’en une qui ait égalé nos complexités. Notre stratégie fonctionne, les clients dépensent leur argent chez nous, et nous mettons notre stratégie à leur service.”
Lorsque nous demandons à Robbins ce qu’il va d’abord faire à présent, il nous répond qu’il va surtout se réunir avec le comité exécutif: “Avec notre nouvelle équipe, nous allons collaborer pendant les 3 à 5 prochaines années. Nous devons maintenant réfléchir à ce qu’attendent nos clients de nous durant cette période et comment nous allons y répondre dans les plus brefs délais.”
Mais Chambers sait aussi comment éviter subtilement une question. Lorsque quelqu’un dans la salle lui demande s’il a reçu une réponse d’Obama à un courrier dans lequel il exprimait sa préoccupation à propos des pratiques de la NSA qui lèsent les entreprises américaines.
Chambers: “La réputation de Cisco est basée avant tout sur la confiance. En Europe, en Chine et dans le reste de l’Asie. Je ne pense pas que quelqu’un doute de notre intégrité. Même pas à Moscou. Mais nos dirigeants politiques doivent élaborer des règles communes. Chaque gouvernement pratique l’espionnage, pas seulement aux Etats-Unis, mais partout et à travers toute l’histoire. Pour les entreprises, il est important que tout le monde agrée les règles en vigueur. En outre, la manière de faire des affaires dépend aussi en grande partie de la façon dont nos dirigeants politiques se comportent. Mais (en réaction aux scandales NSA, ndlr) en tant qu’entreprise, nous devons aller de l’avant. Nous ne sommes certainement pas parfaits, mais bien transparents.”
Mais Barak Obama a-t-il bel et bien répondu à votre courrier ou non? Chambers: “Ils ne vont pas vous répondre, s’ils savent que l’on va partager cette réponse avec le grand public.”
Dans son discours, Chambers a insisté sur le fait qu’il ne serait désormais plus actif qu’à mi-temps chez Cisco. Mais a-t-il aussi des projets et des hobbys en dehors de l’entreprise?
“En tant que CEO, la famille est mon seul hobby. A côté de cela, il n’y a que l’entreprise qui compte. C’est un travail intense, mais aussi incroyablement agréable. Chuck (Robbins) et moi partageons cette ambition. Maintenant que je serai actif à mi-temps chez Cisco, je veux consacrer plus de temps à ma famille. A ma femme, à mes deux enfants et à mes deux petits-enfants. J’aime aussi jouer au golf et pêcher, mais je vais aussi faire d’autres choses intéressantes, comme m’entretenir avec des étudiants universitaires.”
En outre, le directeur en partance envisage du travail en tant que bénévole: “Il est important pour moi de donner quelque chose en retour. Lorsqu’on a eu du succès, c’est même un devoir tant pour un homme que pour une entreprise. J’espère pouvoir apporter ma pierre à restaurer la paix au Moyen-Orient. En y créant une classe moyenne, je pense qu’un pays peut bâtir son avenir”
Chambers n’exclut pas non d’intervenir sur la scène des startups.
Chambers: “La possibilité existe que je m’associe avec l’un ou l’autre starter, mais je vous en parlerai plus tard. Cela peut prendre la forme d’une aide pour leur permettre de passer certaines phases ou d’une présence au sein du conseil d’administration pour les aider à évoluer. C’est très agréable, mais chaque chose en son temps. Et puis, Chuck doit encore voir ce qu’il me réserve.”
Chambers demeurera président de l’entreprise. Même s’il ne s’occupera plus de la direction quotidienne, son successeur Robbins souhaite néanmoins qu’il reste actif au sein de l’entreprise.
Robbins: “John jouit d’énormément de respect de la part de nos clients, partenaires, collaborateurs et actionnaires. Il a connu les hauts et les bas et il continuera d’assurer les relations avec les principaux clients et partenaires. Je souhaite qu’il continue d’être la force motrice de nos collaborations stratégiques. De plus, il va aussi contribuer à la numérisation nationale dans plusieurs pays, dont les Etats-Unis, je l’espère. Enfin, je lui ai demandé d’être le sponsor exécutif de nos activités de sécurité. L’épouse de John m’a du reste téléphoné pour me demander de lui trouver encore l’une ou l’autre occupation, afin qu’il ne passe pas tout son temps à la maison.” (rire)
En vingt ans, Chambers est parvenu à transformer Cisco du stade de grande entreprise valant 1,2 milliard de dollars en un mastodonte pesant 47 milliards de dollars de chiffre d’affaires. De quoi lui demander quelles sont, selon lui, les qualités d’un bon CEO.
“Vision, stratégie et bon travail. Il faut pouvoir appliquer une stratégie, mais aussi pouvoir communiquer à ce sujet. En même temps, il faut aussi pouvoir changer certaines choses. Cela vaut pour tous les CEO. Lorsque nous avons recherché un nouveau CEO pour Cisco, Chuck s’est distingué sur tous ces points, et je m’attends donc à ce qu’il fasse pas mal de choses mieux que moi.”
Robbins est alors interpelé par quelqu’un dans le public: “Pourquoi vous a-t-on choisi comme CEO?” Robbins: “L’entreprise a d’abord fixé les compétences et les capacités du candidat idéal, avant de voir qui pouvait être pris en compte.” Subtilement, Robbins indique qu’il n’était pas au départ le candidat rêvé.
Robbins loue aussi le fait qu’il n’y a pas eu la moindre fuite lors du changement de pouvoir. Notre rédaction apprend ainsi que la recherche d’un nouveau CEO était depuis quelque temps déjà un fait connu au sein de l’entreprise. Mais personne n’en a soufflé mot à l’extérieur.
Pour terminer l’entretien, Data News demande à Chambers quels dirigeants il admire. Il nous gratifie de quelques noms étonnants.
Chambers: “Tant en entreprise qu’en politique, j’admire quelques personnes. Pour moi, Shimon Peres (l’ex-premier ministre et président israélien, ndlr) est un homme doté d’une très grande vision et qui comprend comment la technologie change un pays, tout comme Netanyahu du reste. J’ai collaboré avec lui et nous avons parlé de paix dans la région. C’est un homme extraordinaire.”
“Un autre chef d’état que j’admire, c’est Bill Clinton. Et ce n’est pas évident pour moi qui suis républicain. C’est lui qui a fait connaître l’autoroute de l’information au grand public et qui a créé des centaines de milliers d’emplois en quelques années. J’ai énormément de respect pour des gens comme eux et quand j’ai besoin d’un conseil, je leur téléphone.”
“En entreprise, j’éprouve aussi un grand respect pour certaines personnes, comme la famille Walton, qui a transformé Walmart et le secteur de la vente au détail. J’ai beaucoup appris aussi de Jack Welch (CEO de General Electric de 1981 à 2001), mais aussi de David Thodey (l’ex-CEO de Telstra, le principal acteur télécom d’Australie, ndlr), qui osait prendre des risques avec son entreprise.”
John Chambers (65 ans) cèdera son siège de CEO à Chuck Robbins le 26 juillet prochain.
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