Le boycott ne freine nullement l’innovation chez Huawei

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Kristof Van der Stadt
Kristof Van der Stadt Rédacteur en chef chez Data News

Si le contexte géopolitique n’est pas particulièrement favorable à Huawei, le rouleau compresseur de l’innovation ne semble nullement ralentir quatre années après le début des sanctions américaines. Tandis que l’Europe continue à faire l’objet de toutes les attentions.

Pas question de poser la moindre question sur la nouvelle super-puce, nous a-t-on répondu avec un certain sourire lorsque nous avons accepté l’invitation de Huawei à assister à leur conférence Connect à Shanghai. Peu de temps auparavant en effet, nous apprenions que les autorités américaines avaient officiellement ouvert une enquête concernant la nouvelle puce chinoise intégrée dans le nouveau Huawei Mate 60 Pro(+). Un processeur qui paraît nettement plus avancé que ce que l’on croyait possible aux États-Unis – souvenez-vous de l’embargo qui interdit aux entreprises américaines de faire commerce avec des sous-traitants chinois. Cet embargo s’est traduit pour Huawei par un arrêt de la collaboration avec Google au niveau des smartphones Android, tandis que les smartphones Android avaient été retirés du commerce. Précisons qu’avec les fondeurs de puces également, la collaboration est en principe rendue très difficile.

Plus de 20.000 visiteurs ont assisté à la conférence dans la ville portuaire chinoise, dont de nombreux Européens et parmi eux quelques clients belges, notamment du secteur des soins de santé. Mais aucun acteur belge des télécoms n’était présent. Une présence qui aurait été délicate depuis les avertissements de l’Europe et de la Belgique à se montrer ‘vigilant’ vis-à-vis de l’espionnage des autorités chinoises. Pas question cette fois d’interdiction formelle, même si Huawei semble éprouver des difficultés dans notre pays. Qu’on le veuille ou non, les accusations sous-jacentes ternissent l’image de l’acteur chinois malgré le fait que ces dernières années, il avait misé très expressément sur le monde professionnel et télécoms européen.

Cela étant, l’intérêt pour les produits et les solutions n’a certainement pas faibli, insiste Brian Chamberlin de Huawei, que nous rencontrons au quartier général de sa ville natale de Shenzhen. En sa qualité de conseiller exécutif au sein du département Carrier Marketing, il est directement en contact avec les principaux opérateurs. «Des milliers de clients internationaux nous rendent visite chaque année, même si je n’en ai rencontré qu’une poignée d’Américains au maximum», explique-t-il. «Cela étant, je vois encore des entreprises européennes. Celles-ci sont très intéressées par notre innovation», ajoute celui qui a émigré en 2016 des États-Unis – à la grande surprise de sa famille, confie-t-il.

Brian Chamberlin.

Ceci dit, nous comprenons en partie sa famille: depuis que l’ancien président Donald Trump a mis l’entreprise sur la liste noire, l’embargo américain n’a fait que s’étendre à d’autres entreprises chinoises. Pourtant, c’est Huawei qui fait l’objet de toutes les attentions en étant accusée par d’aucuns de non-respect des droits de l’homme et même d’espionnage. Mais surtout, des liens étroits qui unissent l’entreprise à l’administration chinoise. Et aucun changement de cap n’est intervenu sous Jo Biden. En effet, même le nouveau président américain refuse que des équipements 5G de Huawei soient déployés sur le sol américain, au risque que ceux-ci soient utilisés à des fins d’espionnage. Et cette interdiction a trouvé en 2020 un prolongement au Royaume-Uni, alors qu’entre-temps, BT – l’opérateur historique – et d’autres opérateurs avaient déjà intégré des équipements Huawei dans leurs premiers réseaux 5G. Or ceux-ci doivent être démantelés d’ici 2027. Le retrait de stations de base et de matériel 5G de Huawei et leur remplacement par ceux d’autres fournisseurs auraient déjà, selon certains médias britanniques, occasionné les premières pannes dans les réseaux mobiles.

Des mises en garde synonymes d’inquiétude

Dans d’autres pays européens, la situation n’est pas aussi exacerbée et l’on s’en tient à des ‘mises en garde’. Il n’empêche que le résultat est assez comparable, car comment s’engager avec une entreprise dont vos propres autorités estiment qu’il est dangereux de faire des affaires? «C’est ce que les entreprises européennes nous expliquent. Elles veulent certes encore nos produits, elles sont convaincues de notre qualité, mais nous demandent comment elles pourraient rencontrer les inquiétudes de leurs autorités nationales», confie encore Brian Chamberlin. Ces mêmes inquiétudes sont d’ailleurs répercutées par une entreprise néerlandaise qui était du voyage en Chine. «Cela fait des années que nous sommes un client très satisfait de leurs systèmes de stockage et j’aimerais prolonger mon contrat. Mais je me demande si c’est vraiment raisonnable. Si je signe, je peux compter sur du support durant quelques années encore. Mais quid si Huawei devait disparaître complètement du marché européen?», se demande-t-il.

Victor Xian.

Cette crainte est sans fondement, rétorque Victor Xian, CEO de Huawei pour le Benelux. «L’Europe en général, et le Benelux en particulier, resteront toujours un marché important pour nous. Nos clients sont au cœur même de toutes nos activités et cela ne changera pas, quel que soit le climat géopolitique. Cela fait désormais plus de 20 ans que nous sommes actifs en Europe. Selon un rapport de Copenhagen Economics, la valeur ajoutée économique de Huawei à l’Europe s’élevait en 2021 à 12,3 milliards € et à plus de 140.000 emplois. Nous versons plus de 5,2 milliards € d’impôts en Europe. En Belgique, nous disposons de 4 bureaux qui emploient plus de 100 collaborateurs. Nous avons ouvert un Cyber Security Transparency Center à Bruxelles. Celui-ci est la vitrine des activités en cybersécurité de bout en bout de Huawei. Il est évident que nous sommes toujours aussi déterminés à répondre aux besoins de nos clients et à continuer à les servir au mieux ici en Europe.»

5,5G: «Pas dérobée à Ericsson»

Brian Chamberlin nous présente au sein du labo de R&D de la mégalopole Shenzhen les innovations sur lesquelles travaille Huawei, plus spécifiquement autour de la 5G. Ou plus précisément la 5,5G, le développement qui s’inscrit dans le prolongement de la 5G et permettra à terme la transition vers la 6G. Ces innovations portent notamment sur des stations de base 5G plus compactes et plus performantes, avec moins de câbles et connectées à des antennes plus actives. «En 2019, nous étions perçus par l’industrie et par les opérateurs comme des leaders. La nouvelle génération est encore un peu plus compacte, tandis que nous travaillons avec des antennes offrant une portée nettement meilleure. Le ‘narrow beamforming’ est à cet égard un concept clé: un signal très ciblé est envoyé à un équipement 5G afin que cet appareil dispose d’une bande passante plus importante. D’ailleurs, nous étions déjà pionniers du ‘beamforming’ dès 2015», affirme Chamberlin. Et cet aspect fut souligné à plusieurs reprises durant votre visite: presque chaque aspect d’un réseau 5G a été ou sera amélioré. Meilleure portée, latence moindre, débits supérieurs, consommation énergétique réduite et interférences limitées. Et, élément tout aussi important, le modèle économique des opérateurs impose des économies de coûts d’exploitation.

Pascal Coppens

Connaisseur de la Chine en même temps qu’expert et entrepreneur, Pascal Coppens confirme largement ces allégations. Il a commencé sa carrière chez l’opérateur telco Alcatel à Shanghai et est l’auteur – désormais en tant que partenaire chez nexxworks – de deux ouvrages sur les relations technologiques avec la Chine sous les titres révélateurs ‘China’s New Normal’ et ‘Kunnen we China vertrouwen? ’ (‘Peut-on faire confiance à la Chine? ’) «Vous savez, nous pouvons continuer à affirmer que Huawei a volé la technologie 5,5G à son concurrent Ericsson, mais c’est tout bonnement faux. Cette entreprise est très forte dans l’innovation. La 5G était d’ailleurs son 2e pilier le plus important, après les smartphones, avant que tout ne soit cadenassé, explique Coppens. Or c’est le monde invisible qui fait la force de Huawei. Voici 5 ans déjà, il était devenu clair qu’ils ne pouvaient plus se contenter de la 5G et des smartphones pour grandir et qu’ils devaient se diversifier. C’est ainsi qu’ils se sont renforcés dans les composants pour panneaux solaires. Et on retrouve bien d’autres applications et secteurs industriels où ils sont désormais actifs. Par ailleurs, ils ont osé se diversifier au niveau géographique. D’ailleurs, je m’attends à ce qu’ils misent désormais aussi sur le Moyen-Orient.»

«Rewriting the rules, c’est ce que Huawei a toujours fait et continue de faire, poursuit Chamberlin. Et c’est la raison pour laquelle les opérateurs veulent continuer à travailler avec nous, du moins s’il ne dépendait que d’eux.» Pourtant, nous éprouvons un sentiment étrange en tant que Belge et qu’Européen, d’entendre parler d’innovation en 5G de la part d’un fournisseur qui n’a presque plus voix au chapitre dans le secteur européen des télécoms. «Nous n’avons aucun contrôle sur la situation en Belgique – et par extension dans l’UE. Quand bien même nous aimerions supporter la 5G avec nos solutions et nos infrastructures sécurisées et fiables, nous sommes tenus par les contraintes imposées qui entravent notre innovation. Mais aussi que ces contraintes augmenteront les coûts de 8 à 29% dans les 10 prochaines années selon les chiffres d’Oxford Economics, souligne encore Victor Xian. Qui plus est, l’accès à la 5G risque d’être freiné pour des millions de personnes, ce qui peut se traduire par un ralentissement de l’innovation technologique et une baisse de la croissance économique. Les principes de base de l’économie veulent également qu’écarter un concurrent majeur peut se révéler problématique s’il ne reste plus qu’une poignée de concurrents. Le résultat d’une telle concentration est en général une technologie plus pauvre et des coûts plus élevés», affirme sans détour Xian.

Pourtant, il y a peu de chances que toutes les sanctions soient levées. «Les relations ne redeviendront jamais bonnes entre les États-Unis et la Chine, considère Pascal Coppens. En Europe, les choses pourraient être différentes, mais il faudra réagir autrement et avoir des relations commerciales différentes. Quoi qu’il en soit, cela dépendra des individus qui seront responsables. Mais je pense qu’à un moment donné, nous nous rendrons compte en Europe que l’on ne peut se passer de la Chine. Mais pas non plus des États-Unis. Et cela va nous entraîner dans une situation où soit nous devrons prendre parti et choisir, soit nous devrons les mettre en concurrence. Mais alors, nous devrons faire fi en Europe de nos émotions. Certes, il est difficile d’ignorer les messages sur les droits humains, l’espionnage, etc. Mais de là à fermer les yeux sur tout. Je n’y crois guère. Je suis persuadé que nous allons toujours plus évoluer vers un monde bipolaire. L’Europe devra y trouver sa place, ce qui constitue un défi majeur.»

Brian Chamberlin n’est clairement pas un partisan de l’administration américaine qu’il accuse de campagnes massives d’influence. «Entre-temps, les clients, également en Europe, paient la note, soupire-t-il. Tant de choses sont dites qui sont manifestement incorrectes. Qui diffuse ces contre-vérités? Prenez le cas des portes dérobées qui seraient intégrées dans nos réseaux à des fins d’espionnage. Pourquoi le ferions-nous? Chacun sait que tout opérateur teste ses équipements réseau, précisément pour détecter ce genre de portes dérobées. Pourquoi dès lors risquerions-nous de prendre ce risque? De même, l’idée selon laquelle la Chine serait en mesure de paralyser l’ensemble des réseaux est ridicule et tout bonnement impossible: les opérateurs le détecteraient immédiatement», raisonne-t-il.

Toujours selon Chamberlin, les sanctions américaines visant des entreprises chinoises ont également un effet pervers. «Le résultat est que plus personne ne veut encore acheter de la technologie américaine. Je connais ainsi une grande banque chinoise qui a remplacé ses bases de données Oracle par du logiciel Huawei. Désormais, les entreprises chinoises abandonnent massivement les logiciels et les technologies américaines au profit d’alternatives chinoises. Il est clair que les entreprises américaines auront également ressenti cet impact.»

Une position que partage Pascal Coppens. «Cela dit, elles ne le font pas tant par nationalisme que par un souci de sécurité. Huawei a effectivement eu de gros problèmes avec Oracle, de telle sorte que même leur ERP a été abandonné. Le résultat? Huawei a décidé de développer son propre ERP qui est désormais déployé dans 170 pays et sites différents. Oracle a donc ainsi perdu un gros client. Reste que cette décision est aussi liée à la nouvelle législation sur les données en Chine qui oblige les données à rester sur le territoire national.»

Développement d’un dorsal chinois

À Shenzhen et Guangdong, nous avons vu l’équipement 5,5G en service, mais il ne s’agissait pas là de l’annonce majeure de la conférence Connect 2023 de Shanghai. En effet, le géant chinois joue désormais aussi la carte du cloud, de l’IA et de la transformation numérique. Elle y voit un ‘dorsal pour la Chine’, mais aussi pour offrir ‘une autre option’ au monde entier. Un message clair à destination des États-Unis que Huawei n’entend nullement renoncer. Ce slogan résonnait comme une sorte de fil rouge des présentations, notamment de la CFO Sabrina Meng qui a martelé le nouveau mantra: «Nous construisons une base technologique solide pour la Chine et une alternative pour le monde.»

«Au cours des dernières décennies, nous n’avons jamais cessé de dessiner l’avenir et nous supportons désormais plus de 1.500 réseaux dans le monde. Nous n’allons pas nous arrêter», affirme-t-elle. Et Meng d’esquisser l’évolution du tout-IP vers des solutions all-cloud. «Le temps est désormais venu de saisir toutes les opportunités en matière d’intelligence artificielle.» Le ton était ainsi donné pour les autres orateurs. Et notamment David Wang, chairman of ICT Infrastructure Managing Board qui estime que les applications d’IA constitueront progressivement le cœur des environnements d’entreprise. «Le monde intelligent est une réalité, mais nous devons encore surmonter quelques obstacles. L’IA s’impose dans les systèmes de production à un rythme encore jamais connu. Et les entreprises ont besoin de modèles plus performants pour comprendre leurs propres flux et processus afin de les améliorer.» Huawei insiste à cet égard sur les partenariats et les écosystèmes. L’une des entreprises avec lesquelles elle collabore depuis 2017 dans le domaine de l’IA est iFlytek, qui développe des logiciels de reconnaissance vocale et d’autres produits de télécom. Ensemble, ces sociétés sont le fer de lance du State Key Laborabory of Cognitive Intelligence fondé en 2017. A l’échelle internationale, iFlytek a été discréditée pour avoir été l’un des architectes du réseau de surveillance par caméras qui couvre la Chine, depuis les grandes métropoles jusqu’aux zones les plus rurales. Qingfeng Liu, président et partenaire d’iFlytek, estime que la Chine connaît un nouvel élan. «Ce moment est aussi important que l’invention de l’internet ou de la téléphonie. Nous soutenons depuis longtemps déjà le développement de l’intelligence artificielle généraliste, mais malheureusement, nous figurons aussi aux États-Unis sur la liste des entreprises empêchées de faire commerce. Quoi qu’il en soit, nous sommes déjà n° 1 dans de nombreux domaines.»

Mais la Chine n’était-elle pas en retard dans la course à l’IA? «Ces 3 dernières années, la Chine s’est beaucoup intéressée aux modèles ‘big data’, mais n’a guère attaché d’importance à la collecte de données pour entraîner correctement l’IA. Nous devions rattraper ce retard, même s’il reste encore du pain sur la planche. Pas seulement au niveau des données de l’internet, mais aussi des données récoltées légalement dans l’industrie par exemple. Celles-ci peuvent être utilisées pour l’intégration de ces industries», analyse encore Liu.

Et le défi pourrait être relevé, estime Pascal Coppens. «À terme, la Chine devrait y parvenir, même si ce ne sera pas chose aisée. S’ils y parviennent, ce sera parce que l’Occident n’est pas aligné. En Europe, on recherche constamment un équilibre entre d’une part, rendre la tâche ardue pour la Chine afin de conserver notre position concurrentielle et, d’autre part, ne pas laisser échapper les opportunités en matière d’innovation. C’est d’ailleurs ce que l’on voit très bien dans tous les débats concernant la voiture électrique où certains pays européens entendent mettre en avant leurs propres priorités. Cette manœuvre de rattrapage dans l’IA n’est pas seulement le fait de Huawei, mais s’inscrit en fait dans une tendance plus large en Chine: les entreprises veulent démontrer leur capacité à refaire leur retard, à conquérir de nouveaux marchés en Europe et même aux États-Unis, voire prendre le leadership.»

La fibre innovante n’est pas de la fibre

Huawei mise depuis longtemps déjà sur la R&D, dans les premiers temps avec quelque 10% de leur chiffre d’affaires, allant même jusqu’à 15% en période de Covid. Et l’an dernier, environ 25% du chiffre d’affaires étaient consacrés à l’innovation. D’ailleurs, près de la moitié des 200.000 collaborateurs travaille dans l’un des 6 centres R&D.

Suzhou – à environ 100 km de Shanghai – accueillie l’un des plus récents centres R&D et propose un labo baptisé 5G+XtoB. Cet acronyme obscur cache en fait des développements – et des tests – autour de cas pratiques (19 pour être précis) basés sur la 5G et d’autres technologies mobiles. Songez à une infrastructure avec des bras robotisés pour la préparation de commandes, à des stations de travail pour l’inspection visuelle ainsi qu’à des configurations où un réseau privé 5G se révèle pertinent. En l’occurrence, Huawei insiste sur l’aspect ‘de bout en bout’. C’est ainsi que non seulement l’application proprement dite est développée, mais aussi le matériel et même les composants.

Ce centre met ainsi au point un câble à fibre optique innovant. Ou pour être plus précis, un câble particulièrement flexible offrant les avantages de transmission de la fibre sans être pour autant de la fibre. Flexible et moins fragile, donc plus facilement déployable dans une configuration ‘fiber to the home’. Certains opérateurs testeraient d’ailleurs déjà cette technologie. Quel matériau précisément? Nous n’en saurons pas davantage…

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