Margrethe Vestager interpelle les dirigeants IT: ‘Osez souffrir, partagez les données et diversifiez-vous’

Kristof Van der Stadt
Kristof Van der Stadt Rédacteur en chef chez Data News

Quiconque veut influencer la réglementation européenne, doit se mettre à partager les données plus rapidement à la table des négociations. Voilà la teneur sans fard des propos émis par Margrethe Vestager aux responsables IT lors de la conférence Gartner, où elle a plaidé pour un partenariat plutôt que pour un modèle conflictuel, tout en appelant à investir dans la technologie européenne.

Margrethe Vestager, l’ancienne et influente commissaire européenne à la concurrence, n’a pas épargné le public ICT lors de la conférence Gartner à Barcelone. Dans une interview ‘à même la scène’ accordé à Nader Henein de Gartner, elle a présenté une manière très engageante et authentique de délivrer un message plutôt dur en trois parties pour les CIO et les responsables IT présents : soyez prêts à ‘souffrir un peu’ pour la technologie européenne, commencez à partager les données – en matière de réglementation – et œuvrez pour plus de diversité. Et par là, elle n’entendait pas seulement diversifier vos choix technologiques, mais elle a également explicitement parlé de la nécessité d’une plus grande diversité dans les équipes IT. ‘Parce que plus de femmes signifie plus de concurrence pour les hommes médiocres, et c’est urgent d’y arriver, a-t-elle déclaré.

1. La douleur de la souveraineté

L’appel le plus direct de Margrethe Vestager s’est concentré sur le comportement d’achat des dirigeants présents. Elle a déclaré que la Commission européenne envisageait d’introduire le critère ‘Made in Europe’ dans les appels d’offres publics et a appelé le secteur privé à faire de même, bien que cela puisse sembler désavantageux à court terme. Elle est à la recherche de ‘pionniers’ qui souhaitent contribuer au développement de l’industrie technologique européenne.

‘Je pense qu’il est important qu’il y ait parmi vous des ‘pionniers’ qui disent: ‘Eh bien, je suis prêt à souffrir un peu pour rendre cela possible, afin que nous ayons une véritable alternative européenne’, a ajouté Margrethe Vestager. Selon elle, la raison de ce choix douloureux est une pure analyse des risques. Et d’insister sur le fait que les CIO devraient s’intéresser au ‘prix fort’. Ce prix ne consiste pas seulement en de l’argent, mais aussi en la distribution de données et la prise de risques stratégiques. ‘Dans quelle mesure êtes-vous sûr qu’un fournisseur sera en mesure de continuer à vous fournir des services? », a-t-elle demandé.

M. Vestager a averti que ces risques sont en train de croître et a comparé directement la ‘dépendance numérique dangereuse’ actuelle de l’Europe à la dépendance énergétique précédente de l’Europe vis-à-vis de la Russie. Elle a utilisé l’industrie des semi-conducteurs comme exemple évident. M. Vestager reconnaît que l’Europe ne peut en aucun cas être ‘autosuffisante’ sur l’ensemble de la chaîne, mais qu’elle peut avoir ‘plus de conscience de soi et plus de confiance en soi’. Parallèlement, elle a souligné les atouts uniques de l’Europe: ‘La plus importante organisation mondiale de recherche sur les semi-conducteurs, l’imec, est située en Europe’, de même que l’entreprise ASML et son écosystème reconnu. Le message est que l’Europe doit avoir une ‘empreinte plus profonde’ dans la chaîne de valeurs.

2. Partage des données

Ce monde imprévisible et plein de nouveaux risques est précisément la raison pour laquelle l’Europe introduit des réglementations souvent détestées par les entreprises telles que l’AI Act et le Digital Markets Act (DMA). M. Vestager fait preuve de compréhension à l’égard du sentiment, selon lequel la relation avec les régulateurs peut être ‘conflictuelle’, tout en ajoutant qu’elle peut aussi être un ‘partenariat ou une négociation’. Le choix appartient à l’industrie. Son conseil était clair: venez en parler tôt. ‘Améliorez vos connaissances à Bruxelles. Il est toujours bon de transmettre des choses et de dire : c’est notre réalité. C’est ainsi que nous voyons les choses.’

Améliorez vos connaissances à Bruxelles. Il est toujours bon de transmettre des choses et de dire : c’est notre réalité. C’est ainsi que nous voyons les choses.

Elle a implicitement critiqué les entreprises qui ne se font entendre que par le biais de groupes de pression. Elle souhaite que les dirigeants viennent eux-mêmes à la table avec des données concrètes. ‘Très souvent, je demande: Aidez-nous s’il vous plaît. Fournissez-nous vos données, afin que nous obtenions une meilleure base analytique de ce que nous voulons faire.’

Margrethe Vestager a également admis franchement pourquoi de nouvelles lois telles que le DMA étaient nécessaires. Ses instruments précédents, tels que les amendes d’un milliard de dollars infligées aux géants technologiques, ne fonctionnaient tout simplement pas assez. ‘Nous avons vu très peu de changements’, selon elle. ‘Nous nous sommes rendu compte que le problème est bien plus profond que ce que nous pouvons résoudre avec le droit de la concurrence.’

3. Le gain ‘inconfortable’ de la diversité

Enfin, Margrethe Vestager a élargi ses conseils sur le leadership des relations extérieures à Bruxelles et en Europe à l’organisation interne. Elle a nettement plaidé en faveur de la diversité dans les équipes, non pas comme une ‘compétence comportementale’, mais comme une stratégie d’entreprise difficile. ‘Il a simplement été démontré qu’il est préférable de posséder de la diversité.’

Et de donner un aperçu rare de sa propre approche à la Commission, où elle a fait passer l’objectif de placer des femmes à des postes directoriaux de 40 à 50 pour cent. Pour y parvenir, des fonctions ‘deputy head of unit’ ont été créés, afin de générer un pipeline de talents, combiné à une ‘pression de la part du leadership’ pour atteindre les objectifs.

Je comprends qu’un plus grand nombre de femmes soit aussi une mauvaise nouvelle pour l’homme médiocre. Il est difficile d’avoir plus de concurrence, mais il est peut-être grand temps d’en arriver là.

Elle a également été franche sur son expérience personnelle. Elle a ainsi fait référence à sa longue carrière dans des environnements dominés par les hommes. ‘J’ai fait partie d’équipes non diversifiées d’innombrables fois avec uniquement des hommes autour de moi avec des chemises blanches et des costumes sur mesure’, a-t-elle expliqué. ‘C’est aussi devenu un problème dans la mesure où je ne pouvais trouver de répondant’, a-t-elle affirmé. ‘Mais ce que j’ai appris à apprécier, ce sont les différentes perspectives, les différentes expériences, les différents points de vue. Parce que si je m’étais retrouvée uniquement avec des gens comme moi, cela n’aurait pas fonctionné.’

Il y a une place spéciale en enfer pour les femmes qui n’aident pas les autres femmes

‘Mais ce n’est pas toujours confortable d’être dans une équipe diversifiée’, a-t-elle également reconnu. ‘Et je comprends qu’un plus grand nombre de femmes soit aussi une mauvaise nouvelle pour l’homme médiocre. Parce que plus de concurrence. Il est difficile d’avoir plus de concurrence, mais il est peut-être grand temps d’en arriver là. Cela déclencha des applaudissements nourris parmi le public IT quand même dominé par des hommes. Margrethe Vestager a conclu par une citation de Madeleine Albright, qu’elle appelle sa plus grande source d’inspiration pour le leadership: ‘Il y a une place spéciale en enfer pour les femmes qui n’aident pas les autres femmes.’

Margrethe Vestager à propos de l’IA: ‘Il y a un risque que nous devenions stupides’

Au cours de son interview, Margrethe Vestager a relativisé la crainte répandue face à la complexité de l’AI Act. Selon elle, ‘la version très simple de la loi sur l’IA est l’obligation de savoir ce que vous faites.’

Et d’insister sur le fait que la loi ne se concentre pas sur la technologie en tant que telle, mais sur son application. Pour la majorité des applications, comme l’optimisation d’une chaîne d’approvisionnement, la logistique ou la recherche, il n’y a ‘aucun impact’, selon elle.

La loi se concentre sur les cas d’utilisation à haut risque. ‘Si vous êtes actif dans le domaine de l’assurance, de l’octroi de prêts hypothécaires, ou de l’embauche, c’est une bonne chose que vous sachiez comment fonctionne l’algorithme.’ L’obligation est de savoir ‘comment il est formé [et] comment il correspond à l’objectif. Un petit nombre d’applications, telles que le ‘social scoring’ par les autorités, ou les jouets que les enfants manipulent, sont tout simplement interdites parce que ‘ce n’est pas ce que nous sommes en Europe et ce que nous représentons’.

Margrethe Vestager n’a pas tardé à partager sa peur personnelle de l’IA, qui va au-delà de la loi. Le plus grand danger est ‘que nous devenions stupides’, car nous ne pratiquons plus des compétences fondamentales telles que le calcul et l’écriture. ‘Ne commettons pas cette erreur de ne plus enseigner des compétences essentielles à nos enfants’, a-t-elle claironné.

Plus fondamentale encore est sa crainte que l’IA n’érode les relations humaines. Et de faire référence à des CEO qui lui expliquaient qu’ils avaient survécu à la pandémie ‘non pas grâce à la technologie, mais grâce aux relations qu’ils entretenaient avec les fournisseurs et les clients. Si nous n’avons pas de relations, nous n’avons pas de société’, a-t-elle conclu. ‘Et si nous n’avons pas de société, nous n’avons pas de marchés. Et sans marchés, point de bonnes affaires.’

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