Le combat de l’Europe pour le cloud: en route vers la souveraineté numérique?

© Photo générée par l'IA (Sora)

La forte croissance du marché européen du cloud soulève des questions fondamentales sur l’autonomie numérique en période d’instabilité politique. L’Europe peut-elle s’affranchir de la domination des États-Unis et construire un écosystème coordonné et indépendant grâce à des initiatives telles que GAIA-X et Eurostack?

La souveraineté numérique occupe une place de plus en plus importante dans l’agenda européen depuis la guerre en Ukraine et la politique américaine menée par Trump. Pour les gouvernements comme pour les entreprises, cela signifie que les données européennes doivent également être soumises aux règles européennes, et non à une législation étrangère telle que le CLOUD Act américain. Cette autonomie est cruciale pour le respect de la vie privée, la sécurité et l’indépendance économique.

Pourtant, de nombreuses entreprises européennes s’appuient encore sur des hyperscalers américains. Lors d’une table ronde organisée dans le cadre de GITEX Europe à Berlin, les intervenants, représentants des organisations européennes de cloud et de données Bitkom (la fédération allemande des entreprises numériques), CISPE (l’association des fournisseurs européens d’infrastructures cloud), le Luxembourg National Data Service (un organisme national travaillant sur les infrastructures de données sécurisées), Dynamo (une initiative européenne pour les projets de cloud souverains) et l’European Cloud Association (l’organisation de défense des entreprises du cloud), ont déclaré sans détour que cette situation devait changer.

Sous le thème « Sovereignty in Action », les cinq orateurs ont donc abordé la question suivante : comment faire du cloud souverain européen une réalité tangible ?

De l’ambition à l’action

GAIA-X est peut-être l’exemple le plus connu de l’ambition européenne en matière de cloud. Cette initiative franco-allemande vise à créer un écosystème cloud transparent et interopérable. Selon le modérateur Ulrich Ahle, CEO de la European Association for Data and Cloud, GAIA-X n’entend pas devenir un concurrent des fournisseurs existants, mais plutôt renforcer la confiance des utilisateurs grâce à la certification et à des normes ouvertes.

Ainsi, les premiers labels GAIA-X feront bientôt leur apparition ; une sorte de marque de qualité à trois niveaux visant à aider les utilisateurs à choisir des services qui répondent aux normes européennes en matière de souveraineté. Francisco Mingorance, de la CISPE, confirme leur importance : « Sans ces étiquettes, il n’y a pas de clarté et les clients ne peuvent pas faire des choix éclairés. Et donc, l’objectif est manqué. »

Que faut-il savoir sur le projet ‘cloud’ européen Gaia-X?

Selon le directeur de la CISPE, les services européens labellisés devraient devenir le premier choix par défaut lors de tout nouvel achat de services cloud. « S’il existe une alternative européenne fiable, les utilisateurs doivent l’envisager en priorité, avant de penser à une option non européenne. »

Un écosystème fédéré : la réponse à un marché fragmenté

Mais GAIA-X ne suffira pas. Francesco Bonfiglio, ancien CEO de ce projet européen de coopération et actuel dirigeant de Dynamo, souligne ici la nécessité d’une approche sectorielle plus large. Ce n’est pas un hasard s’il est également cofondateur d’Eurostack, un plan sectoriel qui vise à réunir les fournisseurs européens de services cloud au sein d’une plateforme de marché unique. « Le problème ne réside pas dans notre technologie, mais dans la structure du marché. Des centaines d’entreprises cloud opèrent en Europe, et les clients se perdent dans cette jungle de fournisseurs. » Selon lui, ils ne veulent pas plus de technologie, mais des solutions solides. « L’Europe a urgemment besoin d’une coopération commerciale accrue pour faire face aux grands acteurs. Si nous restons divisés, nous risquons de perdre encore plus de clients. En dépit du chiffre d’affaires en chiffres absolus, la part de marché des fournisseurs européens perd 10 à 15 % par an. La seule façon de s’en sortir est d’investir dans une culture d’écosystème partagée. »

Du coq à l’arme

Cette confusion concerne tous les utilisateurs. Bert Verdonck, CEO du Luxembourg National Data Service, souligne l’importance de la transparence et de la liberté de choix pour les services publics : « La souveraineté, c’est savoir ce que l’on achète, où se trouvent nos données, si l’on peut réellement changer de fournisseur et comment. Mais aujourd’hui, de nombreuses entreprises sont engluées dans un vendor lock-in (situation dans laquelle il est difficile de changer de fournisseur en raison de restrictions techniques ou contractuelles, NDLR). On ne peut pas dire qu’il s’agisse d’un véritable choix. »

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La législation comme levier ?

Le Digital Services Act (DSA) et le Digital Markets Act (DMA) de 2022 constituent déjà des étapes importantes vers une économie numérique plus équitable et une meilleure protection des utilisateurs. Alors que le DSA exige des plateformes en ligne qu’elles retirent plus rapidement les contenus illégaux et qu’elles soient plus transparentes quant à leurs politiques de modération, le DMA régule les activités des contrôleurs d’accès tels que Google et Amazon.

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Débat lors de la conférence Gitex Europe à Berlin sur la souveraineté européenne. © TV

Cependant, la législation ne suffit pas à elle seule, prévient Mingorance. « Sans incitations économiques, nous ne pourrons pas créer des conditions de concurrence équitables et les entreprises européennes resteront à la traîne. » Selon son collègue Bonfiglio, les règles européennes strictes constituent même un désavantage concurrentiel : « Nous avons si bien protégé le marché libre qu’il est désormais principalement accessible aux géants non européens. Et tandis que nous parlons de données et de contrôle numérique, de plus en plus de mètres carrés de centres de données physiques sont discrètement rachetés. Mais où est le cadre réglementaire européen qui peut limiter ces rachats d’infrastructures physiques ? »

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Lucy Czachowski, conseillère politique chez Bitkom, estime également qu’il y a encore du travail à faire sur le plan des investissements européens. « Il y a un décalage entre ce dont les entreprises ont réellement besoin et ce dans quoi les gouvernements investissent. La souveraineté ne doit pas être qu’un joli mot dans les documents politiques, elle doit être pratique et réalisable. Aujourd’hui, c’est souvent plus un frein bureaucratique qu’un levier. »

Selon Czachowski, la clé réside dans les applications concrètes : « Des domaines tels que l’administration publique, l’énergie ou le secteur de la santé peuvent prendre les devants et développer des plateformes d’échange de données fiables. »

Solutions concrètes

Des initiatives telles qu’Eurostack peuvent déjà jouer un rôle à cet égard, estime Bonfiglio. Avec 2 000 services certifiés, labellisés GAIA-X de niveau 2 et 3, l’objectif est d’offrir une place de marché sur laquelle les clients peuvent composer des services cloud européens adaptés à leurs besoins. « Le cloud ne consiste pas à construire des voitures ou des avions mais à combiner intelligemment des services virtuels. Nous disposons de toutes les ressources dans notre région, à nous de les utiliser de façon ciblée. »

Mingorance souligne également l’importance d’une telle coopération coordonnée. « L’Europe compte plus de fournisseurs cloud que n’importe quelle autre région du monde. Si nous les unifions et développons des cadres open source inter-compatibles, nous pourrons rivaliser avec les hyperscalers. »

Accompagner la transition

Bien entendu, bon nombre de responsables informatiques au sein d’organisations privées et publiques ne peuvent pas adopter des alternatives européennes du jour au lendemain. Selon Verdonck, un accompagnement digne de ce nom de la part de l’Europe est crucial pour sortir des anciens systèmes : « De nombreux CEO veulent changer mais ne savent pas comment. Pour nous, cela représente une grande opportunité. »

Les modèles hybrides peuvent également offrir une solution, avec plusieurs fournisseurs travaillant main dans la main sans trop de fragmentation. « Le juste équilibre entre les économies d’échelle et la diversité est la clé du succès », déclare Verdonck. Prenons l’exemple d’une association entre un grand fournisseur cloud européen et des fournisseurs locaux spécialisés. Ces derniers peuvent ainsi proposer tant une infrastructure fiable que des services sur mesure.

Une chose est sûre : le marché européen du cloud est à un carrefour, et l’urgence était palpable durant le débat. Après tout, qui contrôle les données contrôle l’avenir. L’Europe restera-t-elle un suiveur numérique ou deviendra-t-elle un acteur à part entière du marché du cloud ? L’avenir nous le dira, mais l’Europe entend bien reprendre la main.

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