Combien de temps encore l’Allemagne sera-t-elle à la traîne dans la course à l’IA?

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Non, il n’y a pas encore de véritable alternative à la domination américaine en matière d’AI-chatbots. Il y a bien la française Mistral qui tente de s’imposer, mais où en est donc l’autre bastion d’Europe Occidentale, l’Allemagne?

Pour le grand public, c’est comme si l’Allemagne n’en était encore nulle part dans le domaine de l’IA, mais les apparences sont trompeuses. L’Allemagne est en effet bien connue par les experts pour ses fortes performances académiques dans l’IA, avec des instituts au top, qui effectuent des travaux de recherche révolutionnaires. Il n’empêche que le pays ne parvient temporairement pas à convertir son avance académique en une industrie d’IA en croissance. ‘Sur le plan académique, nous faisons plus que bien en Allemagne’, déclare le Dr. Antonio Krüger, professeur en interaction homme-ordinateur à l’université de Sarre et CEO du centre de recherche allemand pour l’IA (DFKI). Le pays compte suffisamment d’institutions renommées qui donnent le ton dans le domaine de l’IA, dont l’université technique de Munich, l’institut Max Planck et les six instituts de recherche spécifiques sur l’IA, dont fait aussi partie le DFKI.

Où en sont les applications commerciales?

Dr. Antonio Krüger

Pourtant, une industrie de l’IA florissante se fait toujours attendre. C’est ce qu’on observe également à la lecture du Top 100 des start-ups en IA, selon l’agence d’études de marché CB Insights. Parmi les 100 start-ups en IA sélectionnées, on en recense pas moins de 67 aux Etats-Unis, 7 en Grande-Bretagne et 5 au Canada. Seules 2 des entreprises du top-100 sont allemandes. ‘Cela reste un défi que de transformer effectivement les résultats de recherche en applications commerciales, tout comme durant la première vague de numérisation au début des années 2000’, affirme le Dr. Krüger.

Aujourd’hui, l’Allemagne compte toutefois quelques entreprises d’IA à succès. Pensez à Black Forest Labs, qui développe des modèles sophistiqués d’apprentissage en profondeur (‘deep learning’) pour les médias, tels que des images et des vidéos, ainsi qu’Aleph Alpha, qui propose aux entreprises et aux autorités européennes des modèles de langage et des solutions d’IA d’avant-garde. Autre exemple fructueux: Teuken-7B, un modèle d’IA utilisé pour résoudre des problèmes linguistiques complexes et améliorer l’efficience dans différentes industries. ‘Mais ces pionniers d’IA allemands ne se situent pas non plus au niveau de celui de leurs pendants américains, chinois et du Moyen-Orient’, doit bien admettre le CEO de DFKI.

Manque d’aides d’Etat et d’investissements privés

Selon l’expert en IA, l’innovation en Allemagne repose encore trop fortement sur les structures existantes. ‘Cela est dû en partie à la réglementation européenne, notamment l’interdiction des aides d’État en cas de concurrence directe entre entreprises européennes. Et alors que les universités américaines sont des entreprises privées qui tirent profit du fait que leurs talents se dirigent vers l’industrie, y compris par le biais d’agences de transfert de technologies (‘technology transfer offices’), les choses sont différentes en Europe.’

Certains analystes pointent également du doigt une absence générale de capital-risque en Allemagne. Cependant, en 2023, le gouvernement allemand avait annoncé un budget supplémentaire d’1 milliard d’euros pour l’IA, en plus des 5 milliards d’euros prévus dans le plan stratégique pour l’IA de 2018 (et qui n’ont pas encore été pleinement utilisés).

‘Des efforts justifiés, mais qui ont paru insignifiants par rapport aux milliards de dollars que le gouvernement américain a injectés dans la recherche sur l’IA ces dernières années’, déclare à titre de comparaison le chercheur en informatique sarrois. ‘Et ce, alors que des entreprises telles qu’OpenAI et Google DeepMind attirent également des milliards du secteur privé.’

Le futur gouvernement CDU-SPD apportera-t-il du changement?

Avec la formation d’un nouveau gouvernement allemand, la question se pose donc de savoir si l’IA ne devrait pas figurer plus haut dans l’agenda politique. Le professeur espère déjà que l’urgence de la situation sautera aux… yeux de la CDU et du SPD, surtout maintenant que les règles budgétaires strictes du ‘Schuldenbremse’ (frein à l’endettement) sont assouplies. ‘Le futur chancelier Merz a annoncé un investissement massif dans les infrastructures allemandes pour faire face à la morosité de l’économie. Il ne s’agit pas seulement de ponts et de routes, mais aussi de technologies’, selon Krüger

‘L’Allemagne ne doit pas prendre une nouvelle voie’, poursuit-il. ‘Les centres de compétences et la puissance de calcul existants en matière d’IA constituent un bon point de départ. Cependant, un soutien gouvernemental supplémentaire et une meilleure collaboration entre les institutions académiques, les entreprises et les start-ups d’IA sont essentiels. Surtout pour ce que l’on appelle le ‘Mittelstand’, à savoir les PME et les entreprises familiales qui forment l’épine dorsale de l’économie allemande avec leurs produits de niche. ‘Ces entreprises de taille moyenne dans les domaines de l’ingénierie mécanique, de la biotechnologie et de l’industrie automobile, entre autres, disposent d’un grand savoir-faire interne, avec lequel elles feront encore la différence en 2025 par rapport aux grandes firmes technologiques américaines et chinoises.’ Elles n’ont toutefois pas les capacités de créer leurs propres départements d’IA pour mettre en œuvre des contrôles de qualité, des prévisions de maintenance et des optimisations de produits plus efficaces. ‘Un meilleur accès aux données et à l’expertise de l’IA par le biais de divers centres de connaissances et universités, soutenus par le gouvernement, est donc indispensable pour maintenir la position de pointe actuelle. Surtout compte tenu de la pénurie importante de personnel qualifié sur le marché du travail allemand.’

‘Ce n’est qu’en renforçant la coopération européenne que nous pourrons lutter contre la fragmentation actuelle de l’écosystème de l’IA et rattraper notre retard.’

Ce faisant, le Dr. Krüger regarde aussi vers l’Europe. ‘Ce n’est qu’en renforçant la coopération européenne que nous pourrons lutter contre la fragmentation actuelle de l’écosystème de l’IA et rattraper notre retard.’ La Commission européenne semble également s’en rendre compte. Elle a récemment identifié 6 autres sites pour la création de nouvelles giga-fabriques d’IA qui fourniront une infrastructure avancée pour les calculs intensifs en IA aux entreprises et aux chercheurs européens. L’un d’eux se situe à Jülich, en Allemagne.

Le CEO espère que ces installations pourront mettre fin à la fuite actuelle des cerveaux: ‘Trop de talents en IA qui ont été formés en Allemagne, rejoignent la Silicon Valley. Bien plus que le salaire américain, la force d’attraction y est constituée par la solide infrastructure de recherche, avec des installations informatiques puissantes. Nous pourrions garder ces personnes ici, si l’Europe réussit à développer des modèles d’IA open source sophistiqués, basés sur des données européennes de haute qualité. Je pense, par exemple, aux archives de médias publics comme celles de la BBC ou de l’Öffentlich-rechtlicher Rundfunk en Allemagne.’

‘Ne pas interpréter l’IA de manière trop rigide’

Dr. Antonio Krüger

On pourrait même avoir la possibilité d’attirer en Europe les talents américains qui éprouvent maintenant des difficultés sous Trump. ‘Pensez aux chercheurs du secteur culturel qui s’impliquent dans une IA fiable et éthique – des thèmes que l’Europe tient en haute estime et qui jouent également un rôle de premier plan dans la législation européenne sur l’IA datant de 2021.’

Cette législation plus stricte a également un inconvénient. ‘Il est important que nous n’interprétions pas la loi sur l’IA de manière trop rigide. Des règles flexibles avec des mises à jour régulières sont nécessaires pour les bacs à sable (‘sandboxes’) ou les environnements de test, entre autres, lorsqu’on voit à quelle vitesse l’IA se développe.’

Le rôle de la défense

La période instable actuelle ne laissera pas non plus intacte la recherche sur l’IA en Allemagne. ‘Compte tenu de notre histoire, nous avons longtemps connu une séparation stricte entre le développement de l’IA civile et militaire, en particulier dans les universités allemandes’, explique le Dr Krüger. Pourtant, on observe que les tabous tombent lentement. Les dépenses croissantes dans la défense feront assurément que la recherche sur l’IA sera de plus en plus à double usage. Cela signifie que la technologie et la recherche pourront être utilisées à la fois pour des applications civiles et militaires.’

Les dépenses croissantes dans la défense feront assurément que la recherche sur l’IA sera de plus en plus à double usage.

Le DFKI pourra également fournir un support d’IA à des projets militaires à l’avenir. ‘Dans une période à risque comme celle-ci, nous n’aurons peut-être pas d’autre choix’, craint le professeur. Parallèlement, il croit que les projets d’IA axés sur la défense pourront également contribuer indirectement à des innovations économiques et sociétales plus larges: ‘Pensez à la reconnaissance vocale de nos smartphones. Initialement, ces systèmes d’IA ont été conçus par l’armée américaine pour les traductions militaires en Afghanistan. Pouvez-vous imaginer un monde sans ces applications aujourd’hui?’

 

 

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