Professeur d’informatique Gilles Brassard: ‘Avec l’ordinateur quantique, l’Internet sera un livre ouvert’

Le parrain du laboratoire de cryptographie quantique d’Idelux à Redu/Transinne, le Canadien Gilles Brassard.
Marc Husquinet
Marc Husquinet Rédacteur de Data News

Le centre de cybersécurité Idelux en province du Luxembourg offre aux entreprises et institutions publiques à la fois une plateforme d’émulation d’un environnement cyber et un laboratoire de cryptographie quantique. Data News a parlé avec le parrain du laboratoire, le Canadien Gilles Brassard.

Professeur d’informatique à l’Université de Montréal depuis 1979, Gilles Brassard présentait en 1984 le premier protocole de cryptographie quantique connu sous le nom BB84. Il s’agit du premier mécanisme d’échange de clé quantique imaginé par Charles Bennett et Gilles Brassard (d’où BB84). « Plus tard, il a davantage contribué au sujet en y incluant le protocole de correction d’erreurs par cascade, ce qui détecte et corrige efficacement le bruit causé par un observateur externe (eavesdropper) d’un signal cryptographique quantique. », peut-on lire sur Wikipédia.
Le laboratoire « Gilles Brassard » de cryptographie quantique inauguré donc récemment (voir notre site Web du 18 février dernier) offre un espace dédié aux chercheurs, ingénieurs et experts pour développer des solutions novatrices de sécurisation des communications numériques en exploitant les concepts de la physique quantique. L’objectif fondamental d’Idelux est de mettre ce laboratoire à la disposition des institutions et entreprises qui porteront l’ambition de participer à la protection quantique QKD (Quantum Key Distribution) de l’Europe.

Comment peut-on faire de la cryptographie quantique alors que l’ordinateur quantique n’est pas encore vraiment au point ?

GILLES BRASSARD: En fait, la technologie quantique requise pour faire de la cryptographie quantique est beaucoup plus simple que celle pour l’ordinateur quantique. Un ordinateur quantique repose sur une technologie qui n’est pas encore parfaitement maîtrisée, notamment pour conserver l’information dans la mémoire quantique. En revanche, pour la cryptographie, on envoie l’information quantique par fibre optique ou dans l’espace, et dès son arrivée, le destinataire va la mesurer. À aucun moment, il n’y a donc besoin de conserver l’information en mémoire. D’autre part, l’ordinateur quantique nécessite de combiner un certain nombre, et même parfois un grand nombre, de bits quantiques, ou qbits, dans le même calcul. Dans la cryptographie quantique, chaque qbit est indépendant l’un de l’autre et peut donc être créé, envoyé puis mesuré à l’autre bout. Donc la technologie de la cryptographie quantique est incomparablement plus simple, ce qui permet de l’implémenter aujourd’hui déjà.

La cryptographie quantique sera donc au point avant l’ordinateur quantique ?

BRASSARD: D’ailleurs, nous sommes déjà prêts. Il y a déjà des réseaux de cryptographie quantique qui sont déployés en Chine depuis plusieurs années sur 10.000 km. Notre ambition est désormais de les dépasser. L’implémentation concrète de ces idées est donc bel et bien une réalité. Alors que l’on espère que l’ordinateur quantique sera au point le plus tard possible [sourire].

Car l’ordinateur quantique va tout révolutionner.

BRASSARD: Bien sûr, mais il ne faut pas croire que tout sera bon ou mauvais. Car au-delà de la cybersécurité, l’ordinateur quantique permettra de développer de nouveaux médicaments, de nouveaux matériaux, etc. Il y a énormément d’applications très positives, mais l’une de celles-ci sera de mettre par terre toute l’infrastructure sur laquelle on se repose depuis 40 ans, non seulement par rapport au futur, mais aussi au passé. En effet, les malfaiteurs éventuels ont déjà stocké toute l’information cryptée sur l’Internet et lorsque l’ordinateur quantique sera disponible, ils pourront décrypter toutes ces données a posteriori. Et on ne peut rien faire pour les arrêter. En d’autres termes, le passé est perdu et il ne sert à rien de réfléchir à la manière de sauver ce passé. A nous dès lors de garantir le futur. Et la cryptographie quantique est une manière d’y arriver.

« Le passé est perdu et il ne sert à rien de réfléchir à la manière de sauver ce passé. A nous dès lors de garantir le futur. »

Y a-t-il donc d’autres techniques pour y parvenir ?

BRASSARD: Il est possible de faire de la cryptographie quantique sur la base d’autres idées que celle que j’ai formulées avec BB84. Certaines de ces idées plus récentes ont un potentiel supérieur et s’appuient sur une technologie moins sophistiquée que l’ordinateur quantique, mais supérieure à celle sur laquelle je me suis basé. L’autre approche consiste en fait à ne pas utiliser du tout la technologie quantique, c’est ce que l’on appelle le post-quantique, pour créer des clés chiffrées classiques. Tout ce dont on est certain aujourd’hui, c’est que tout sera brisé par l’ordinateur quantique. Une autre direction consiste à trouver des solutions classiques pour remplacer ce que l’on fait aujourd’hui, mais sans aller dans le quantique, tout en espérant que ces techniques ne pourront pas être attaquées par l’ordinateur quantique. L’ennui, c’est que l’on ne peut rien démonter dans ces cas-là. Ce qui pourrait alors arriver, c’est que l’on remplace RSA par un nouveau système en pensant qu’il est plus sécurisé, mais qu’il soit quand même brisé par l’ordinateur quantique. Les deux approches, quantique et post-quantique, méritent donc d’être étudiées, mais en gardant à l’esprit que l’on n’a jusqu’ici aucune preuve de la sécurité absolue.

Vous avez également un message plus politique à faire passer.

BRASSARD: Effectivement. A l’heure où Donald Trump annonce clairement son intention d’annexer le Canal de Panama, le Groenland et même le Canada [Gilles Brassard est Canadien, NDLR], il est important pour la démocratie que l’Europe et le Canada fassent front commun face à l’impérialisme croissant des États-Unis. Il est essentiel de pouvoir protéger les communications entre nos organismes ainsi que nos infrastructures cruciales. En effet, l’ordinateur quantique sera capable de déjouer la sécurité de l’Internet. Ce sera certainement le cas demain, mais peut-être déjà aujourd’hui. L’Internet sera alors un livre ouvert et il n’y aura rien à faire. Mais on peut sauver le futur avec une nouvelle infrastructure de cybersécurité quantique. Il est donc capital de se soucier du danger de l’informatique quantique. Le labo qui vient de s’ouvrir permettra de protéger l’infrastructure du futur et d’être un nœud essentiel pour protéger complètement les infrastructures, d’abord en Wallonie, puis en Belgique et dans le Benelux, notamment avec le soutien de l’ESA dont le Canada est partenaire depuis 35 ans.

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