Derrière les écrans de Brussels Airport: « Aux États-Unis, ils regardent avec de grands yeux la façon dont nous travaillons ici »
Brussels Airport accueille quotidiennement plus d’une centaine de partenaires. Plus cette collaboration est fluide, plus les activités de l’aéroport seront efficaces.
Data News s’est entretenu avec Pieter Poelman, directeur ICT, et Bart Saverwyns, ‘chief experience officer’ de Brussels Airport.
Vous êtes l’une des rares entreprises belges à avoir parié très tôt sur un réseau 5G privé.
PIETER POELMAN: Certes, on ne songerait pas d’emblée à un aéroport, mais nous avons été l’une des premières organisations belges à avoir complètement déployé un réseau 5G privé. Ceci, avant même que le spectre ne soit mis aux enchères. Nous étions à cet égard précurseurs, sachant que nous misons clairement sur l’innovation pour optimiser nos opérations, tant pour nos passagers que nos partenaires.
Que faites-vous concrètement à ce niveau ?
POELMAN: L’un des points de notre feuille de route est la migration de notre système de communication critique. Aujourd’hui, nous utilisons le ‘trunking’ et en sommes satisfaits, mais il s’agit d’un talkie-walkie. Dans notre plan stratégique, nous avions prévu de basculer la communication vers la 5G, ce qui permettrait à nos collègues de recevoir des images, de la vidéo et des données, mais aussi beaucoup plus de contexte, ce qui représente une plus-value importante, certainement en cas d’incident.
Nous ne pourrons jamais être le plus grand aéroport du monde et nous ne le voulons d’ailleurs pas. Mais sur le plan de l’expérience utilisateur, nous entendons jouer un rôle de premier plan.
Vous testez également les drones. Quels sont les projets à cet égard ?
POELMAN: Les drones et les avions ne font en général pas bon ménage, mais nous croyons que les drones ont un avenir dans l’écosystème d’un aéroport. C’est ainsi que nous pourrions utiliser des drones pour la surveillance de notre périmètre, en appui de notre service d’inspection. Dans l’un des trois projets pilotes que nous menons, nous avons testé une ‘intrusion’ fictive en utilisant un drone avec caméra infrarouge capable de circuler le long des clôtures afin de détecter et de suivre l’intrus. Même si une personne avait pénétré dans l’enceinte, nous aurons parfaitement pu la localiser grâce à une caméra de chaleur. Les images sont transmises à des tablettes via la 5G. Dans ce cas précis, nous avons pu constater qu’un réseau 5G privé pourrait présenter une plus-value non seulement pour nous, mais aussi pour nos partenaires sur l’aéroport, notamment la police.
Est-ce nettement plus performant qu’un réseau wi-fi de qualité ?
POELMAN: Oui, et notre projet pilote est à cet égard relativement unique, au point que les Américains sont surpris de la manière dont nous travaillons puisque ce drone utilise le BVLOS, ou ‘beyond visual line of sight’, sur la 5G à 20/25 km/h, alors que les images sont transmises en 4K à notre centre névralgique comme s’il s’agissait d’un film sur Netflix. Le pilote se trouve à 80 km de distance [chez Citymesh à Bruges, NDLR]. C’est révolutionnaire pour un aéroport !
Un deuxième projet pilote comme une maquette d’un avion en feu où nous offrons un ‘birds eye view’ grâce aux drones. En cas d’incident, on ne voit au sol qu’un côté de l’avion. Or avec des images aériennes, il est possible d’évaluer la situation avec beaucoup plus de précision.
Si tout transite via la 5G, n’y a-t-il pas un risque que ces équipements deviennent un point de défaillance unique potentiel ?
POELMAN: L’ensemble a évidemment été conçu pour que le réseau ne puisse jamais tomber totalement. En l’occurrence, nous avons prévu de la redondance, mais aussi de la séparation physique. Par ailleurs, le fait que nous ayons été précurseurs nous permet d’avoir l’exclusivité sur le spectre au niveau de l’aéroport. Du coup, nous pouvons prévoir du ‘slicing’ sur l’aéroport. Si vous exploitez les services réseau d’un opérateur public, vous vous voyez attribuer une tranche spécifique. [Les opérateurs classiques disposent de leur réseau 5G sur l’aéroport, mais par rapport aux autres entreprises, Brussels Airport est la seule à avoir son propre réseau 5G de proximité à usage opérationnel, NDLR]
Nous avons été l’une des premières organisations belges à avoir complètement déployé un réseau 5G privé.
Cette solution permet aux pompiers et à nos drones de travailler sur une tranche dédiée. Cela vaut également pour les communications d’urgence. À cet égard, nous avons mené avec succès un projet pilote et en 2024, nous devrions procéder à la migration.
Dès lors, si un nouvel attentat devait se produire qui surchargerait le réseau mobile, votre système de communication 5G devrait continuer à fonctionner ?
POELMAN: À l’avenir, effectivement. Nous sommes même en train de regarder si nous ne pourrions pas injecter dans notre réseau le réseau Astrid utilisé par les services publics, ce qui nous permettrait, en cas d’intervention sur l’aéroport, de basculer automatiquement sur notre réseau 5G.
Vous travaillez avec de très nombreux partenaires, souvent même des acteurs majeurs. Qu’en est-il de la standardisation ? Les besoins et équipements d’un Lufthansa sont-ils identiques à ceux d’un Rwandair par exemple ?
BART SAVERWYNS: Tout ce qui concerne les compagnies aériennes, les gestionnaires et les aéroports, tant au niveau européen qu’à l’échelle mondiale, est fortement régulé et standardisé, tandis que les responsabilités sont désormais comparables. Cela étant, les intégrations sont spécifiques. Les entreprises qui utilisent notre infrastructure d’aéroport sont souvent différentes de celles d’autres aéroports, mais les interfaces et les connexions sont similaires. Tout le monde parle depuis des années d’écosystèmes, sachant que l’ADN d’un aéroport est un écosystème.
Ces entreprises doivent également travailler dans votre environnement. Ne s’appuient-elles pas sur votre cadre de travail (numérique) ?
SAVERWYNS: Elles ont chacune leur propre environnement. Il y a certes toute la sécurité associée pour assurer l’interconnectivité globale. Mais il s’agit de leur propre cadre de travail avec des besoins spécifiques. Cela étant, lorsqu’il s’agit de messages sur les bagages ou les connexions de vols par exemple, nous assurons l’intégration avec leurs systèmes.
Plus l’intégration est étroite, plus l’aéroport fonctionne bien ?
SAVERWYNS: Prévoir les flux de passagers, à tout moment et n’importe où, est notre tâche majeure. Mieux nous la gérons, plus tout est bien organisé. Les données nous aident à tout planifier car il serait absurde que 200 bagagistes soient prévus pour attendre 10 bagages. En l’occurrence, nous sommes en mesure de prévoir qu’à 22 h par exemple, nous devons nous attendre à tant de passagers. Il s’agit d’une interaction en continu et l’IA nous aide dans ces prévisions. C’est pour nous et pour les passagers un cas pratique très tangible. Si les temps d’attente sont réduits, c’est que nous avons bien fait notre travail.
Nous disposons de données sur tous les processus liés à l’aéroport, mais évidemment pas au niveau des personnes. Mais pour chaque bagage, nous connaissons le délai de traitement et pour chaque vol en connexion, nous savons le temps de déplacement à pied jusqu’à la porte. Ces données sont mises à la disposition de nos partenaires pour leur permettre de rendre l’expérience du passager la plus optimale possible. Tant les manutentionnaires que les compagnies aériennes et nous-mêmes en tant qu’exploitant de l’aéroport, sans oublier les passagers évidemment, ont intérêt à garantir la plus grande fluidité.
En 2022, vous avez racheté l’analyste de données Jetpack. Offrent-ils des services que vous ne pouviez pas proposer vous-mêmes ?
SAVERWYNS: Dans notre secteur, ce type d’activité est crucial. Nous avions plusieurs solutions, mais il ne nous semblait pas optimal d’y consacrer une partie importante de nos effectifs. Nous avons préféré investir dans une entreprise spécialisée sur le marché en les stimulant et en leur permettant de se développer au maximum, comme pour d’autres activités dans lesquelles nous prenons une participation. L’alternative était l’externalisation, avec le risque de se défaire d’une partie de la connaissance dont nous pensons qu’elle est très spécifique.
Finalement, nous préférons créer une relation étroite avec des acteurs dans lesquels nous investissons, même si ces acteurs restent ouverts au marché. Ceux-ci peuvent dès lors glaner des idées susceptibles d’être appliquées à un aéroport, mais qui peuvent aussi être déployées ou commercialisées dans d’autres contextes. Il s’agit là d’un principe auquel nous sommes très attachés.
Ces acteurs ne travaillent donc pas exclusivement pour Brussels Airport ?
SAVERWYNS: Effectivement, ils nous consacrent de 10 à 15% de leur temps. C’est voulu pour leur permettre de continuer à se développer. Notre intention est de leur permettre de conserver leur culture et leur esprit d’innovation, tout en collaborant de manière étroite. Nous voulons éviter que le contexte spécifique à l’aéroport, lequel est fortement axé sur la sécurité, les processus, les procédures et les opérations, n’entrave l’innovation dans le domaine des ‘big data’.
Quels sont les profils que vous recherchez encore ?
SAVERWYNS: Pour l’instant, nous recherchons encore une quinzaine de nouveaux collèges ayant un profil IT. Les experts en informatique ne songeraient peut-être pas directement à un aéroport comme lieu de travail, mais l’ensemble des opérations d’un aéroport sont en fait supportées par l’IT, qu’il s’agisse du screening, du système de bagages ou d’autres équipements qui sont tous associés à des processus IT.
Quel est votre rôle au sein de FTI, la coentreprise des autorités flamandes avec les opérateurs télécoms, Cegeka, Cronos, COI, KBC et… Brussels Airport ?
SAVERWYNS: Dans certaines problématiques, nous pouvons jouer un rôle à petite échelle. Tout ce qui concerne la durabilité est pour nous essentiel. Dans le cas de la mobilité urbaine, nous pouvons intervenir à notre niveau. Par ailleurs, nous entendons apporter notre contribution à la société.
En fait, un aéroport est une sorte de mini-ville. Nous voulons regarder où nous pouvons intervenir au niveau physique dans un environnement très fermé. Nous accueillons quotidiennement 100.000 personnes à l’aéroport, que ce soient du personnel ou des voyageurs. Ceux-ci se déplacent, consomment, veulent profiter de services confortables, utilisent nos bâtiments. Notre aéroport est donc complémentaire aux telcos, banques et entreprises technologiques. Si nous regroupons ces éléments, nous pouvons aborder des problématiques fondamentales. Telle est en tout cas notre philosophie.
Vous constituez donc un environnement de test idéal ?
SAVERWYNS: Absolument ! C’est ainsi que la mobilité est essentielle. Dans quelle mesure allons-nous devoir trouver des alternatives pour les vols à courte distance ? Même lorsque l’on veut tester les solutions de véhicule autonome, un aéroport représente un très bon environnement. Certes, ces solutions ne sont pas encore pour demain, mais nous devons assumer nos responsabilités en tant qu’aéroport.
Vous vous intéressez donc aujourd’hui aux véhicules autonomes ?
SAVERWYNS: Il s’agit d’une technologie que nous suivons de près et que nous testerons à l’avenir. Notre réseau 5G privé jouera un rôle dans ce domaine. Nous appliquons en effet déjà des règles très strictes en matière de conduite automobile, tandis que les distances parcourues sont bien délimitées.
Les budgets liés à la sécurité sont-ils proportionnellement élevés ?
POELMAN: Rares sont les entreprises dont les budgets alloués à la cybersécurité sont à ce point importants. Même durant la période du Covid, qui a constitué un défi majeur pour notre organisation également, nous avons continué à appliquer une politique d’investissement volontariste. Alors que le monde tournait au ralenti, nous avons accéléré le mouvement. Avant la pandémie, nous étions en mode moyen, mais désormais, nous avons franchi des étapes importantes.
SAVERWYNS: J’ajoute que ces budgets sont le fruit de la confiance, de la qualité et de la création de valeur. Pour un aéroport, la sécurité est évidemment une priorité à tous les niveaux, sans oublier également la cybersécurité.
Il convient d’abord de délivrer avant de pouvoir aller de l’avant ?
SAVERWYNS: Que les choses soient claires : rien ne se fait sans cas pratique. Certes, il faut parfois admettre que l’on s’est trompé ou que les choses n’ont pas évolué comme prévu. Mais nous sommes transparents à ce niveau.
Quels sont les projets cette année en matière d’innovation ?
POELMAN: Pour 2024, nous avons prévu un projet passionnant : notre dossier de ‘G5 Paperless Boarding’ a été retenu par la ministre De Sutter dans son appel à projets destiné à rattraper le retard de la Belgique en matière de 5G. Dès que le passager arrive, il doit pouvoir enregistrer lui-même son bagage puisque la machine le reconnaît dans la mesure où il a créé chez lui un jeton numérique à l’aide de son appli. Celle-ci génère la carte d’embarquement qui est associée à la carte d’identité et à la reconnaissance biométrique, soit une photo ou une vidéo, après quoi l’autorisation de ‘procéder’ est accordée. Cette ‘image’ est ensuite détruite afin de ne plus pouvoir être réutilisée.
Vous arrivez à l’aéroport, êtes reconnu et vous pouvez déposer votre bagage sans devoir rien montrer. A la porte de la sécurité, la caméra reconnaît la personne, sait quelle est sa destination et donne son feu vert. Le screening proprement dit demeure évidemment, mais pas besoin de présenter sa carte d’identité ou sa carte d’embarquement. L’objectif est de permettre au voyageur de déambuler dans l’aéroport et d’entrer dans l’avion sans devoir rien présenter.
Comment allez-vous convaincre le public d’adopter cette technologie dans un contexte de respect de la vie privée ?
SAVERWYNS: Pas question d’imposer quoi que ce soit. Il ne faut évidemment jamais dire jamais, mais l’idée est d’offrir un choix et de donner son autorisation explicite. Dès qu’il s’agit d’une obligation, le débat s’engage, notamment au niveau du RGPD.
Cela étant, nous avons appris que les passagers aimaient être guidés. Dès leur arrivée dans l’aérogare, de nombreuses personnes stressent. Et c’est logique puisque 80% de ces personnes ne prennent l’avion qu’une fois par an maximum. Dès lors, elles s’attendent à être aidées et, compte tenu de la sécurité d’un aéroport, nous constatons qu’il faut établir une forme de confiance. Les gens estiment que comme il s’agit d’un aéroport, tout devrait bien se passer et mes données devraient être bien gérées. C’est une forme de confiance qu’il ne faut pas trahir.
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