Pieterjan Van Leemputten

L’intimidation par Telegram

L’arrestation du PDG de Telegram, Pavel Durov, soulève plus de questions que de réponses. En l’occurrence pourquoi ne s’en prend-on pas à l’entreprise elle-même et pourquoi Musk, Zuckerberg ou Nadella ne doivent-ils, eux, pas craindre d’être mis sous les verrous?

Nous écrivons ces lignes avec une certaine réserve: les médias français citent principalement des sources anonymes du parquet et de la justice sur le motif exact de l’arrestation. Il semble que Telegram n’agisse pas contre les criminels sur sa plate-forme, ne modère pas et ne coopère pas avec les enquêteurs.

Des inquiétudes certes justifiées, mais en même temps aucune raison majeure expliquant une arrestation. X (Twitter) regorge également de manipulations ou d’images (réelles ou non) d’horreur humaine et est modérée de manière très sélective. Dans ce cas, la principale intervention de l’Europe a été une lettre furibonde de Thierry Breton, à la suite de laquelle la Commission européenne elle-même a clairement indiqué que le commissaire jouait le rôle de shérif de sa propre initiative.

Quand peut-on arrêter un chef d’entreprise pour des faits criminels sur sa plate-forme?

Skype avait été visée par la justice belge en 2016 pour un manque de coopéation. La filiale avait refusé de partager le contenu d’entretiens et fut condamnée à 30.000 euros d’amende. Ni le CEO de Microsoft ni le country manager belge local n’avaient été arrêtés.

Mark Zuckerberg (Meta, et donc Facebook, Instagram, WhatsApp, Messenger) peut également se déplacer sans qu’un mandat d’arrêt ne plane au-dessus de sa tête. Or Meta est une facilitatrice de la désinformation et d’escroqueries depuis des années déjà. Elle gagne même activement de l’argent grâce à des publicités frauduleuses. Pour sa part, WhatsApp est utilisée quotidiennement pour arnaquer les gens. Et Instagram encourage les gens à souffrir de troubles de l’alimentation et pire encore , mais le cache délibérément.

Après la mère de tous les scandales, Cambridge Analytica, Zuckerberg est venu s’expliquer au Parlement européen sans avoir à rendre beaucoup de comptes. Zuckerberg, d’ailleurs, a conclu sa déposition en demandant à l’un de ses collaborateurs d’insister sur le fait que son jet privé était prêt à décoller. Cela montre bien qu’une plate-forme n’est pas l’autre. Être Américain et dire qu’on est prêt à collaborer semble être la clé pour éviter les poursuites.

Il suffit de deux clics pour obtenir un aperçu des trafiquants de drogue et des dames de compagnie professionnelles sur Telegram.

Drogue et prostitution

Telegram est-elle dès lors une plate-forme ingénue et sans problèmes? Non. Il suffit en effet de deux clics pour obtenir un aperçu des trafiquants de drogue et des dames de compagnie professionnelles. Notre rédaction n’en a du reste pas encore vérifié l’authenticité et la fiabilité.

Pour s’entretenir avec un fournisseur de données sur un forum de hackers, cela passe parfois par Telegram. Il n’est donc pas inconcevable que des malfaiteurs plus dangereux élaborent également leurs plans via la plate-forme de Durov.

Pas unique et indispensable

Mais ici encore, Telegram n’est pas un service unique et indispensable. Quiconque se prend un peu au sérieux en tant que criminel utilise des plates-formes plus spécialisées. EncroChat, désormais décryptée, en est un bon exemple. Il existe très probablement des alternatives en circulation à l’heure actuelle, en plus des innombrables autres applis qui promettent l’anonymat et le cryptage bout à bout et sont moins ciblées que Telegram.

L’Europe ou la France sont libres de mettre officiellement Telegram en demeure, plutôt que d’arrêter quelqu’un.

Après l’arrestation, il est clair que Telegram n’utilise pas très souvent le cryptage. L’entreprise promet surtout qu’elle ne partagera rien avec d’autres. Cela signifie que la plupart des données relatives aux conversations sont simplement stockées dans un centre de données. Si ce centre de données contient un tant soit peu de technologie américaine, les Etats-Unis peuvent forcer leurs entreprises à leur donner accès.

L’entreprise vs personne

Les gens commencent à se demander quand on peut arrêter un chef d’entreprise pour des faits criminels commis sur sa plate-forme. Après tout, l’Europe ou la France sont libres de déclarer formellement Telegram en défaut, de poursuivre l’entreprise en justice, de bannir l’appli et de l’éjecter de l’App Store ou de Google Play. C’est ainsi que des sites web proposant de la pédopornographie ou des téléchargements illégaux sont bloqués dans les pays européens depuis des années déjà.

Les similitudes ne sont pas tout à fait cohérentes, mais si l’arrestation de Durov rappelle quelque chose, c’est bien l’emprisonnement de Meng Wanzhou, CFO d’Huawei et fille du fondateur Ren Zhengfei. Wanzhou avait été arrêtée au Canada fin 2018 à la demande des Etats-Unis. Formellement parce que l’entreprise faisait des affaires avec l’Iran. En toile de fond, il y avait géopolitique entre la Chine et les Etats-Unis, où Huawei devait être limitée à tout prix. Meng n’avait été libérée qu’en septembre 2021.

‘Centre de la cybercriminalité mondiale‘

Ce qui n’arrange rien, ce sont les réactions de ci de là. D’un côté, il y a Elon Musk, qui donne l’impression qu’il ne s’agit en l’occurrence que de liberté d’expression et qui oublie commodément que d’autres choses apparaissent aussi sur Telegram. La liberté d’expression, c’est également différent de l’exploitation d’une plate-forme.

De l’autre côté, il y a Guy Verhofstadt, qui a tweeté lui aussi sans nuance que Telegram est ‘au centre de la cybercriminalité mondiale’, tout en ajoutant que ‘la liberté d’expression n’est pas sans responsabilités’.

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Le premier propos est factuellement incorrect. Si Telegram est à l’avant-garde de la cybercriminalité mondiale, WhatsApp, Messenger, Skype, Discord, Signal, Kik, Snapchat, WeChat, Line et bien d’autres le sont aussi. Si on prolonge le raisonnement de Verhofstadt, Telenet, Orange et Proximus sont également complices de cybercriminalité. Après tout, ces entreprises facilitent la communication des criminels via leurs réseaux.

‘Mais ces entreprises coopèrent avec les forces de police!’ pourrait-on argumenter. Oui et non. En général, la plupart des plates-formes susmentionnées sont prêtes à intervenir dans des cas extrêmes. Cela fonctionne généralement très bien entre les forces de sécurité belges et les opérateurs télécoms belges. Si des plates-formes étrangères sont impliquées, la coopération dépend davantage de la bonne volonté (comme dans le cas de Skype), et les faits doivent être suffisamment sérieux.

Tout cela donne à penser que la justice française n’est pas forcément préoccupée par le danger que représente Telegram. Cependant, il s’agit d’un excellent moyen d’intimider une entreprise et son PDG, afin de les inciter à une meilleure collaboration à l’avenir, ou du moins de les retenir jusqu’à ce qu’il y ait une volonté d’y arriver.

Alors que l’Europe se présente comme une région libre d’esprit par rapport à la Russie ou à la Chine, l’arrestation de Durov suggère que dans la pratique, les menottes priment sur les procédures. Peut-être que les Français présenteront-ils encore un dossier démontrant que Durov a commis des faits graves. Dans le cas contraire, on peut espérer qu’il s’agit d’une erreur de jugement et non d’un nouveau modus operandi.

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