‘La recherche scientifique financée publiquement ne peut être réservée qu’à quelques privilégiés’
11 pays de l’UE lancent une initiative en vue de retirer les articles à vocation scientifique de derrière le ‘mur payant’. “C’est là une véritable opportunité pour les institutions scientifiques de se soustraire à la logique commerciale des grandes maisons d’édition et d’utiliser les fonds à la recherche disponibles pour le bien de la société”, écrit Gwen Franck, administratrice d’Open Knowledge Belgium.
Le 4 septembre, une mini-onde de choc a balayé le monde scientifique: 11 fonds de recherche européens, la Commission européenne et l’European Research Council annonçaient le Plan S: un plan ambitieux et poussé stipulant que l’ensemble de la recherche doit pouvoir être immédiatement financée par des moyens publics ‘open access’. Le but est de faire publier la recherche dans un ‘full open access journal’ ou via une ‘open access platform’.
‘La recherche scientifique financée publiquement ne peut être réservée qu’à quelques privilégiés’
Ce mandat ‘open access’ diffère de quasiment toutes les autres pratiques et mandats sur un certain nombre de points importants: il est non seulement nettement plus radical à interpréter que l”open access’, mais il promet aussi de provoquer un véritable tsunami au niveau de l’évaluation et des budgets de recherche. Le Plan S promet en outre d’imposer activement les conditions et de contrôler les résultats, ce qui représente un point faible de nombre de mandats actuels.
Il est important de se rappeler ici ce qu’implique précisément l”open access’. La manière traditionnelle de publier la recherche scientifique fait l’objet de toujours plus de protestations. Ce processus consiste à rédiger un article, à le faire contrôler par des scientifiques qui sont rétribués par des moyens publics. Ensuite, il convient pour les personnes intéressées de souscrire un abonnement payant pour pouvoir avoir accès audit article. Ce système fait en sorte que la publication scientifique représente une véritable mine d’or pour un petit nombre d’éditeurs en vue, mais il pose en même temps un sérieux problème à quiconque souhaite avoir accès à cette recherche spécifique. Les chercheurs rendent par conséquent leur travail toujours davantage disponible en ‘open access’ soit en le publiant dans une revue ‘open access’ (moyennant paiement ou non d’un article processing charge (APC), soit en archivant leurs articles dans un gisement de données et en le rendant ainsi disponible.
Dans les deux cas, le ‘lecteur’ – un individu ou une institution scientifique – ne doit plus payer pour accéder à l’article voulu. Au cours des cinq dernières années, de plus en plus de fonds à la recherche (tels l’Horizon 2020 de la Commission européenne, le Wellcome Trust en Grande-Bretagne ou le FRS-FNRS en Wallonie) ont contraint les chercheurs à rendre leur travail ‘open access’ et ce, même si les conditions précises et la rigueur du contrôle varient fortement.
Le mandat Plan S présuppose la suppression d’un certain nombre de mesures ‘open access’ ambiguës: interdiction de publication dans ce qu’on appelle les revues open access ‘hybrides’ (des revues, où seuls quelques articles sont rendus ‘open access’, alors qu’elles reposent dans leur ensemble encore et toujours sur une base d’abonnement), suppression de l”embargo’ (la période durant laquelle un article doit rester ‘closed access’), et impossibilité pour les auteurs de céder leurs droits d’auteur à l’éditeur.
Comme on ne connaît actuellement encore que peu de détails concrets sur la manière dont ce Plan S sera mis en oeuvre, il s’avère malaisé d’en préciser les effets dans la pratique, mais il est par contre possible de dégager quelques observations générales.
Un premier point intéressant, c’est évidemment l’aspect financier. Le Plan S met – injustement peut-être – pas mal l’accent sur les ‘APC-based open access journals’, et stipule que ces APC doivent être rétribués par les fonds à la recherche et les universités mêmes – à condition de satisfaire à plusieurs conditions strictes (les APC de 5.000 euros ne seront plus acceptés, pour ne citer que cet exemple).
Il ne faut toutefois pas perdre de vue qu’il existe pas mal de revues ‘open access’, qui ne demandent pas d’APC. Le plan renvoie aussi à la création éventuelle de nouvelles plates-formes et de journaux, s’il n’existe pas de plates-formes de publication de qualité dans un certain domaine – mais tout comme pour les revues sans APC, ces nouvelles infrastructures doivent évidemment être aussi financées. L’un des principes de base de l”open access’, ce n’est en effet pas que cela permette nécessairement de réduire les coûts, mais bien que les moyens disponibles soient utilisés de manière aussi efficiente que possible en vue de diffuser la recherche scientifique aussi largement que possible. Un changement par lequel les budgets actuellement prévus pour souscrire des abonnements (au sein d’une université moyenne, cela peut vite s’élever à plusieurs millions d’euros par an, rien que pour garantir l’accès à ses propres chercheurs) sont utilisés pour supporter ces plates-formes de publication existantes et nouvelles, sera donc nécessaire. Le Plan S impute explicitement cette responsabilité aux fonds et aux universités.
Un aspect, qui peut susciter encore davantage la controverse, c’est le fait qu’un grand nombre de revues confirmées ne sont pas jugées adéquates dans ce plan. Cette liberté académique va-t-elle en fin de compte oui ou non annoncer le changement tellement attendu vers une manière plus moderne d’évaluer la recherche?
Les éditeurs vont-ils basculer vers le ‘full open access’ ou vont-ils faire activement du lobbying en vue de contrer ce plan et ainsi préserver leurs propres intérêts financiers?
Comme vous le savez ou, peut-être, pas, l’évaluation de la recherche repose actuellement encore très nettement sur ce qu’on appelle le Journal Impact Factor – un critère de recherche toujours plus contesté, parce qu’il n’est pas transparent, qu’il est géré par une entreprise commerciale, qu’il fonctionne au niveau revue et pas au niveau article, et surtout parce que toute autre forme de résultat de recherche (ensemble de données, software, rapports, opinions, …) n’est pas prise en considération.
Il existe aujourd’hui nombre de ce qu’on appelle des ‘altmetrics’ (mesures d’impact alternatives) qui mesurent de manière nettement plus précise et honnête l’impact des résultats de recherche, mais qui n’ont encore et toujours pas atteint le niveau de l’évaluation de la recherche. Aussi longtemps que ce thème ne sera pas abordé sur le plan tant international, national qu’institutionnel, il sera très difficile d’orienter les chercheurs vers des plates-formes de publication alternatives. A présent, on ne sait pas encore clairement comment les éditeurs de ces revues confirmées vont réagir. Vont-ils basculer vers le ‘full open access’, afin de répondre au mandat Plan S ou vont-ils faire activement du lobbying pour contrer ce plan et ainsi préserver leurs propres intérêts financiers? Il est bien malaisé de répondre à cette question pour l’instant.
Comme on ne connaît provisoirement encore que peu de détails, il est difficile de prévoir aujourd’hui comment va s’effectuer l’application concrète du Plan S (2020, c’est dans 16 mois déjà!). Mais une chose est claire, c’est qu’il s’agit – sans doute pour la toute première fois – d’une réelle opportunité pour les fonds à la recherche et les institutions scientifiques de se soustraire à la logique commerciale des éditeurs en vue et d’utiliser les fonds à la recherche disponibles pour le bien de toute la société – pas uniquement aux quelques privilégiés qui peuvent mettre suffisamment d’argent sur la table pour avoir un accès légal à la recherche scientifique financée publiquement.
Gwen Franck est active en qualité de consultante Open Science pour diverses organisations internationales et fait partie du conseil d’administration d’Open Knowledge Belgium. Cette opinion est disponible sous licence CC BY 4.0. Elle a été rédigée de manière totalement indépendante et n’est le reflet d’aucun point de vue officiel: ni de cOAlition S, ni de tout autre fonds ou institution scientifique.
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