‘La face cachée de la transition n’a jamais été aussi visible’
Les technologies comme la chaîne de blocs ou l’intelligence artificielle s’imposent à un rythme effréné comme la nouvelle normalité. Pour les entreprises, la question n’est pas tant de savoir comment utiliser la technologie que de se demander combien de temps encore elles continueront d’exister suite à cette numérisation accélérée ?
Le technologue/entrepreneur Peter Hinssen répond à cette question dans son nouvel ouvrage ” The Day After Tomorrow : How to survive in times of radical innovation “.
L’agilité plus importante que jamais
” Je peux vous affirmer que je suis inquiet, confie d’emblée Hinssen. Ce livre est de loin le plus noir que j’aie jamais écrit. Ne vous méprenez pas : d’un point de vue technologique, je suis d’un enthousiasme débordant face à la transition que nous vivons. Mais la face cachée de cette transition n’a jamais été aussi visible. Attention, tout le monde est conscient que des technologies comme l’apprentissage machine se traduiront par une disparition massive d’emplois. Ces dernières années, les politiques et les entreprises se sont opposés à ces évolutions – et pire encore, ils ont fait preuve d’aveuglement. Nous en sommes arrivés à un point où ces changements sont devenus à ce point tangibles que seuls ceux qui l’acceptent survivront. ”
Dans la pratique, toutes les entreprises ne semblent pas en mesure de s’adapter à l’évolution ultra-rapide induite par le numérique. ” De très nombreuses organisations extrapolent les données d’aujourd’hui ou d’hier pour se préparer à affronter l’avenir, explique Hinssen. Mais la priorité majeure du paysage professionnel n’est pas tant d’être prospectif que de se montrer agile dans ses capacités stratégiques. Pour continuer à exister dans cette société, il faut s’adjoindre des talents que l’on ne peut attirer qu’avec un autre mode de gestion – prenez le cas de l’holacratie [un système d’organisation décentralisé, NDLR]. Quoi qu’il en soit, il appartient aux organisations d’abandonner la bureaucratie pour se tourner vers des structures fluides. Conclusion : l’évolution majeure se situe au niveau des RH.”
“Mais sur le terrain, la prise de conscience est trop lente dans la mesure où la structure d’organisation traditionnelle reste la norme dans la grande majorité des entreprises. Reste que si vous voulez satisfaire la nouvelle génération qui possède beaucoup de connaissances, est mieux informée et plus créative, et travaille en outre de manière plus autonome, il faut aborder chacun de manière individuelle. Le département marketing avait vu le phénomène arriver depuis une décennie déjà : le consommateur avait changé et exigeait une approche personnalisée. Alors qu’il n’était que rarement question autrefois d’approche basée sur les données, on trouve désormais dans des entreprises comme la KBC des armées de data scientists.”
“Le CMO a réagi intelligemment en s’appropriant une large part du budget en matière de numérique confié au CIO afin d’investir dans la technologie et les profils associés. Eh bien, j’apprécierais qu’il passe désormais le flambeau au responsable HR. Faute de quoi les entreprises ne parviendront plus à attirer des talents leur permettant de se préparer dès aujourd’hui au monde de demain. ”
Contrôle versus pertinence
Les entreprises ne sont pas les seules à être confrontées à ces changements puisqu’au niveau politique également, des évolutions doivent intervenir selon Hinssen. Pire encore, il évoque une ‘catastrophe annoncée’. A l’en croire, il conviendrait notamment de préparer les jeunes dès l’enseignement à ces changements drastiques. ” J’essaie d’inculquer à ma fille l’agilité mentale, illustre Hinssen. Elle sait qu’il y a peu de chances que la masse de connaissances acquise aujourd’hui dans l’enseignement lui suffiront jusqu’à sa pension. Elle appartient à cette génération qui devra rester constamment en éveil. Nous ne devons pas chercher à dépasser les systèmes et les machines intelligents. Non, nous devons nous concentrer sur les spécificités de l’être humain pour nous permettre par exemple de devancer les robots. Je songe à la créativité, un atout dont aucun ordinateur ne peut se prévaloir. ”
Je crains que nous n’ayons qu’une seule chance de nous ressaisir: la chaîne de blocs est inhérente à notre secteur b-to-b. Je ne peux qu’espérer que cette génération se lance à fond dedans.
Hinssen estime encore qu’il appartient aux pouvoirs publics de se pencher d’urgence sur la question de savoir comment nous pourrions nous réinventer à une époque d’innovation et de transformation radicales. ” Je peux comprendre que les autorités préfèrent leur position de contrôle et s’efforcent au maximum de défendre les intérêts existants, raisonne toujours Hinssen. Mais si, au nom des droits acquis, nous freinons constamment l’innovation, nous courrons droit à notre perte. Dans son livre ” De winnarseconomie ” (L’économie du vainqueur), Koen De Leus écrivait que si nous refusons le changement, nous serons confrontés à une situation où l’automatisation accélérera le chômage. Et lorsque nous atteindrons un taux de chômage de 15 %, notre économie ne parviendra plus jamais à se redresser. Voilà qui est d’autant plus triste que le Belge est compétent et talentueux. Pour ma part, je serais très heureux d’engager le débat, car les politiques n’osent pas. Certes, un tel discours n’est pas porteur. Pour l’instant donc, les pouvoirs publics sont enfermés dans une vision politique à court terme alors qu’ils feraient mieux de se demander comment notre pays pourrait occuper une position pertinente. Pour ma part, j’estime qu’il est criminel d’adopter la politique de l’autruche. ”
Pour les acteurs européens, il est extrêmement délicat selon Hinssen de prédire s’ils subsisteront d’ici quelques années. ” D’une part, on se trouve face à de grands fournisseurs comme Amazon, Facebook ou Google, tandis qu’en Chine, Alibaba fait un carton. La Belgique possède des leaders mondiaux en biotech, tandis que l’électronique est bien positionnée avec imec. Mais en numérique, nous n’avons rien, ce qui est particulièrement inquiétant – surtout dans un monde où plus personne ne peut échapper au numérique. Je crains que nous n’ayons qu’une seule chance de nous ressaisir. La chaîne de blocs est inhérente à notre secteur b-to-b. Je ne peux qu’espérer que cette génération se lance à fond dedans. Sinon, nous risquons de devoir à nouveau parler d’occasion manquée. Nous avons SEPA et d’autres acteurs mondiaux comme Euroclear et Swift. Mais n’oublions pas que le RGPD est à nos portes. Il s’agit là d’un domaine où l’Europe doit faire un choix : soit miser sur l’innovation créatrice, soit procéder par amendes. A nouveau : contrôle ou pertinence. ”
Positionner la Belgique sur la carte
Pour conquérir une position de force et par exemple se spécialiser dans la chaîne de blocs, la Belgique se doit toujours selon Hinssen de mieux se positionner sur la carte du monde. ” Notre pays est un laboratoire vivant, mais nous en parlons trop peu à l’extérieur, soupire-t-il. Nous nous refermons beaucoup trop sur nous-mêmes et n’osons pas sortir nos atouts – ce qui a évidemment des conséquences. Regardez ce qu’a accompli Dries Buytaert avec sa société Acquia. C’est devenu une entreprise américaine dans laquelle Amazon a investi, ce qu’il n’aurait jamais pu faire en Belgique.
Attention, nous avons certes l’infrastructure nécessaire pour stimuler les personnes à entreprendre et à réaliser de belles choses qui préparent à demain. Mais nous n’avons que trop peu de support pour passer à la vitesse supérieure. En fait, nous sommes déjà contents de savoir que nous sommes performants. Mais le monde entier devrait le savoir. Savez-vous combien de chercheurs et de scientifiques nous comptons avec imec et VITO ? Or on ne communique pratiquement pas sur ces réussites. Toute période de transition est difficile, mais il est grand temps de faire face et de prendre conscience de notre potentiel. ”
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