Willem Debeuckelaere
Filmer la police, c’est permis
Nous savons tous combien la puissance d’une image peut être étourdissante. Il n’est donc pas étonnant que son utilisation et, à coup sûr, sa diffusion puissent donner lieu à pas mal de débats.
Nous savons tous combien la puissance d’une image peut être étourdissante. Et le fait que le son et les images animées – un enregistrement de la réalité, quoi – s’avèrent encore plus forts, évidents et convaincants, la police de ce pays ne le sait que trop bien depuis belle lurette déjà. En témoignent d’innombrables reportages télévisuels sur le terrain. Les images peuvent être tellement plus parlantes et persuasives qu’un compte-rendu (écrit)…
Il n’est donc pas étonnant que son utilisation et, à coup sûr, sa diffusion peuvent donner lieu à pas mal de débats. A présent que quasiment chaque citoyen aux aguets dispose d’un GSM capable aussi de prendre des photos, il est aussi capable de transmettre des rapports et des comptes-rendus et de les mettre rapidement à la disposition de tout un chacun via les canaux de communication. Et ce journalisme-citoyen est alors repris par les médias professionnels, ce qui rend la connaissance des événements complète et leur couverture maximale.
Vous serez alors celui/celle qui est photographié(e)… en tant que victime, témoin, par hasard ou parce que votre travail ou fonction consiste à faire des choses qui impliquent un certain pouvoir, voire une certaine violence. Des journalistes de métier, l’on peut attendre une approche professionnelle, une déontologie, une vérification plutôt deux fois qu’une. Mais ces normes de qualité n’existent pas ou à peine avec la diffusion irrégulière d’informations. La législation en matière de respect de la vie privée pourrait apporter un peu de soulagement, mais plus tard seulement, et elle ne pourra pas empêcher préventivement la propagation d’images et d’informations.
La législation et la réglementation en matière de “traitement des données personnelles” sont plus strictes: le traitement (filmer, puis diffuser) de données personnelles n’est autorisé que s’il y a une bonne “raison” à cela. Il doit donc y avoir un droit d’existence légalement admis pour un tel traitement. En outre, ce traitement doit aussi répondre à plusieurs critères comme la proportionnalité. Et c’est bien de cela qu’il s’agit. Tout un chacun peut-il filmer et diffuser tout ce qui se passe en rue? Non. Pas sans raison. Mais cela signifie-t-il pour autant qu’un citoyen puisse être empêché de filmer et de diffuser une intervention de la police ou un incident en rue? Pas non plus. Non seulement la vérité a ses droits, mais il existe aussi le précieux héritage qui nous permet de nous exprimer librement et de pouvoir prendre connaissance sans entraves des informations pertinentes. Liberté d’expression et d’information, cela s’appelle. Des droits et des libertés qui s’appliquent tout autant que le droit au respect de la vie privée et à la protection des données. La nouvelle proposition d’un règlement européen de la confidentialité la précise très clairement car elle exige que la loi trace une limite entre ces deux droits fondamentaux.
Une application autistique de la protection des données ignore trop la réalité sociale. Les droits fondamentaux doivent être évalués dans leur cohérence et leur conflit en fonction de l’intérêt social, alors que pour la protection de l’individu en tant que tel, il convient de rechercher un équilibre pondéré. Et c’est là tout le jeu consistant à donner et à prendre, où aucune priorité absolue ne s’applique, mais où l’évaluation se fait au cas par cas.
Et au niveau de la police, il faut aussi prendre en compte qu’il s’agit d’une importante institution sociale, qui dispose d’un monopole que le citoyen n’a pas: l’utilisation de la contrainte et de la force. Il me paraît donc non seulement nécessaire, mais aussi essentiel que les autorités, la justice, les médias et les citoyens surveillent cela très attentivement. Nous avons besoin d’une police et d’une justice efficientes. Mais ‘ne pas y aller de main morte’, c’est inacceptable. Pour moi, le choix est donc vite fait. Oui, la police devra apprendre à vivre avec le contrôle de ses interventions par le citoyen. Et cela peut impliquer l’enregistrement, la prise de vue et la diffusion d’informations. Et oui, cela risque assurément d’être ennuyeux et de provoquer de l’irritation. Chaque pouvoir, y compris la police, peut et doit être tenu responsable de ses actes. Ne bâillonnez donc pas le citoyen aux aguets. Ne lui confisquez pas son appareil photo.
Dans son récent jugement dans l’affaire Google (du 13 mai dernier), la Cour européenne de Justice a encore clairement souligné que le droit à la protection des données personnelles est un droit fondamental. Tout en ajoutant aussitôt qu’il est limité: la protection des données devra céder “si l’ingérence dans les droits fondamentaux de la personne concernée pour des raisons particulières, comme le rôle que cette personne joue dans la vie publique, se justifie par l’intérêt prépondérant pour le grand public d’avoir accès à l’information concernée”. Cette citation figure dans la dernière partie du jugement rendu par la Cour de Luxembourg dans l’affaire Google. Quant à savoir si cette exception s’appliquera lors de l’évaluation de la plainte de deux agents de police brugeois à l’encontre d’un citoyen ayant filmé leur intervention avec son smartphone, je ne peux vraiment pas me prononcer. Mais il est évident que cette considération devra être prise en compte. La protection de la vie privée et des données personnelles ne peut permettre le bâillonnement de ce genre d’action socialement précieuse.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici