Et si on parlait de mort et de résurrection dans la Silicon Valley…
La Silicon Valley semble parfois tourner complètement autour du capital-risque. Tout le monde n’y a à la bouche que des termes comme phases de financement d’amorçage, d’unicorns (startups évaluées à plus d’un milliard de dollars) et autres. Mais parfois, cela tourne carrément à la débâcle. Coraid était l’une de ces jeunes entreprises dans le vent au début des années 2010. La firme de stockage réseautique tomba cependant de haut et tente à présent de repartir de plus belle.
Brantley Coile – genre ZZ Top barbu, longue chevelure blanche, chemise hawaïenne et veston – vient raconter son histoire à un groupe international de journalistes de l’IT Press Tour. Formellement, il s’agit d’une présentation de sa petite entreprise SouthSuite, ainsi que du software qu’elle propose. “Coraid est une alternative. Nous faisons du ‘storage networking’ d’une manière dont nous croyons qu’elle est plus rapide et plus économique que ce que fait la concurrence.”
Mais on ne peut parler du software de Coraid sans aborder Coraid Inc. Et cette histoire touche beaucoup Coile, du moins c’est l’impression qu’il donne. Quand il présente Coraid, il dégage un certain sentiment dramatique en évoquant une ‘résurrection’. Pour Coile, Coraid est l’entreprise qui a succombé à la culture de la Silicon Valley et qui ressuscite à présent d’entre les morts sous la forme d’une petite entreprise familiale.
Coraid 1.0
Coraid a été fondée en 2000 avec l’argent que Coile avait gagné en tant qu’un des inventeurs du pare-feu PIX, qui fut revendu à Cisco. L’entreprise se base sur une idée toute simple: ATA over Ethernet. La plupart des réseaux des centres de données utilisent aujourd’hui Fibre Channel ou iSCSi pour relier les différents éléments de leur infrastructure de stockage, mais, c’est nettement trop compliqué, selon Brantley Coile. AoE utilise en effet nettement moins de couches IT. “Pour faire du ‘storage area networking’, il ne faut prévoir que quatre choses. Il convient de trouver et ramener les ‘targets’ (cibles) et il faut pouvoir exécuter les opérations d’entrée et de sortie (IOPS). Ensuite, il faut pouvoir protéger certaines cibles des utilisateurs non-autorisés et prévoir des réservations, afin que tout un chacun n’y touche pas, lorsqu’on y écrit.” Avec ces ‘quatre choses’, il a conçu un système facile à utiliser. Une simple configuration, et le tour est joué. “L’un de nos clients faisait tourner son système depuis six ans déjà, lorsqu’il nous appela. Il ne connaissait plus son mot de passe et avait besoin de nous pour le retrouver.”
Je regardai autour de moi à la réunion du board et pensai: ‘Je ne dois plus me faire du souci’. Mais c’était une erreur.
Pour Coile, le début fut lent. “Nous avons capitalisé sur l’idée d’ATA over Ethernet et en 2010, nous avions plus de mille clients et douze millions de dollars de produits vendus.” Et puis tout s’écroula. “La crise financière arriva sans crier gare. Nous ne possédions pas d’équipe de vente et nous venions de sortir un pilote VMware qui était bien reçu. Nous pensions que nous allions vraiment devenir grands avec ces rentrées supplémentaires.” Dans le cadre de quatre phases de financement successives, Coraid récolta cent millions de dollars de capital d’investissement. Elle engagea une nouvelle direction et un nouveau CEO. “Nous avons réussi à recruter des personnes formidables. Je regardai autour de moi à la réunion du board et pensai alors: ‘Je ne dois plus me faire du souci’. Mais c’était une erreur.” Grâce à la nouvelle direction, l’ingénierie et la gestion des produits n’étaient plus du ressort de Coile, et l’ensemble emménagea dans la Silicon Valley, où le nombre de collaborateurs grimpa à 159. “Les ventes progressèrent rapidement. Tout se passait à merveille en fait, ce qui ne m’empêchait pas de devenir de plus en plus nerveux”, affirme-t-il. Cela était dû à la politique des dépenses. “Nous avions récolté cent millions de dollars, nous avions vendu des produits pour cent autres millions de dollars, mais nous en avions dépensé deux cents millions. Pour chaque dollar de produit vendu, nous en dépensions deux.”
La dégringolade
Et puis, voilà que la nouvelle direction commit une erreur, selon Coile. Elle voulut changer de système d’exploitation. Coraid utilisait jusque là EthOS, un système basé sur Plan 9. Vieillot, pas vraiment in donc, mais qui fonctionnait bien, d’après Coile. “La direction a voulu migrer vers Solaris OS de Sun. J’ai pourtant tenté de la convaincre que ce n’était pas utile, mais finalement, un groupe de travail séparé fut créé pour bidouiller le nouvel OS. Ce projet ne fut jamais finalisé, mais nécessita pourtant pas mal d’argent et de temps.”
“Les gens ne vont pas vous jeter leur argent à la figure dans le cadre d’un gigantesque accord”
Une autre erreur encore, toujours selon Coile: “A la vente, on décida de ne plus accepter de petits contrats. J’y étais opposé. Avant que nous attirions du capital d’investissement, j’avais certes déjà des clients à un million de dollars. Mais qui avaient démarré en tant que clients à quatre mille dollars.” Les gens ne vont pas vous jeter leur argent à la figure dans le cadre d’un gigantesque accord. Ils achètent d’abord un seul exemplaire de votre produit pour voir s’il fonctionne comme vous prétendez qu’il fonctionne. Ils veulent savoir si vous ne mentez pas.”
Après cette décision, les ventes chutèrent en 2013. “Dans ce genre de situation, vous ne pouvez pas vous sauver par vous-même. Votre entreprise ne peut survivre”, poursuit Coile. Il quitta l’entreprise en mai 2014, et tout s’arrêta en janvier 2015.
Le redressement
Coile parle par instants comme quelqu’un qui a perdu son enfant. “J’ai investi deux millions de mon argent et quinze ans de ma vie dans Coraid”, prétend-il à un moment donné. “Et soudain, tout s’écroule.”
Le fait qu’il soit toujours là malgré tout, est dû en grande partie à un coup de fil inattendu. “En mai 2015, on me proposa les vieux machins”, explique-t-il. Après la faillite, les propriétés intellectuelles et les codes étaient tombés entre les mains d’une petite entreprise qui ne s’intéressait qu’au projet Solaris. Le logiciel basé sur Plan 9 pouvait s’en retourner chez Coile, qui accepta l’offre. “Cela a pris quelque temps pour remettre tout en ordre, mais nous l’avons fait”, ajoute-t-il.
Que ferais-je avec 50 millions? Je démarrerais une petite entreprise comme celle-ci.
La Coraid ressuscitée est entièrement établie à Athens en Géorgie et bénéficia dès le début d’un certain nombre de clients. “Nous supportons tous les anciens systèmes Coraid”, indique Coile. “Nous avons une centaine de clients et trois cents systèmes pour lesquels nous fournissons le support. Et nous n’avons même pas encore fait de marketing. Nous sommes rentables et croissons uniquement en termes de bénéfice.” Il est formel: pas de capital-risque, pas de cotation en Bourse, l’entreprise ne sera pas revendue et restera où elle se trouve. “Non, même pas si EMC me proposait 50 millions. Que ferais-je avec 50 millions? Je démarrerais une petite entreprise comme celle-ci.”
Employés
Coile n’est à tout le moins pas un fan de la culture de la Silicon Valley: “Mes cheveux se sont hérissés, lorsque je pénétrai ce matin dans la Valley.” Ce qui est étonnant ici, c’est notamment sa vision des employés. “Pour moi, une startup, c’est de la technologie non-testée qui reçoit des investissements d’un capital-risqueur. L’objectif de ce dernier est de faire progresser votre entreprise et vos revenus de manière explosive. Car c’est le produit que vous vendez aux capital-risqueurs. Nombre de startups sont des entreprises qui perdent de l’argent et en sont fières. Elles sont parées pour des fusions & des acquisitions. ”
Mes cheveux se sont hérissés, lorsque je pénétrai ce matin dans la Valley.
Avec une vision aussi sombre de l’économie, il ne faut pas non plus s’étonner qu’il veuille faire les choses autrement avec SouthSuite. “Nous sommes établis à Athens, une ville universitaire dans l’état de Géorgie, et donc, nos frais généraux ne sont pas tellement élevés. Les choses y sont meilleur marché que dans la Silicon Valley, notamment les locations, alors qu’ici aussi, on trouve pas mal de gens doués. Nous avons une vision à long terme. Nous regardons cinq, dix, voire vingt ans dans le futur. Cela, ça n’existe pas dans les entreprises qui sont là pour être rachetées. Leur horizon ne va pas au-delà de cinq à maximum sept ans. On l’observe aussi aux personnes qu’elles engagent. Chez Coraid Inc., je ne pouvais engager quelqu’un du fait qu’il/elle n’avait pas une compétence spécifique, alors que les compétences, cela s’acquiert. Mais il fallait que cela se fasse instantanément car tout devait aller vite. Moi, je veux engager des collaborateurs pour la vie. J’ai le temps pour leur apprendre l’une ou l’autre compétence.”
Fondateurs et CEO
Il s’agit certes là d’une histoire à part dans la Silicon Valley. Quasiment désuète. Lancer une entreprise pour la vie, une firme où les employés peuvent bâtir une carrière stable, une firme qui tourne bien, qui engrange du bénéfice et qui ne se soucie pas trop de croître de manière explosive. Nous entendons parfois ce message chez des startups européennes, mais aux Etats-Unis, cela doit être une exception. La plupart des startups veulent croître rapidement ou être rachetées. Il s’agit là d’une modèle commercial comme un autre, évidemment.
Il se fait que j’ai aussi rencontré Sazzala Reddy, l’un des fondateurs de Datrium. Il m’a déclaré non sans fierté qu’il en était déjà à sa septième startup. Quant aux trois initiateurs de Komprise, ils constituent une équipe qui tourne bien. Conjointement, ils en sont déjà aussi à leur troisième startup, les deux précédentes ayant été revendues. Cette fois encore, ils semblent vouloir concevoir un produit capable peut-être de tenir la route, mais qui pourrait devenir une jolie perle dans l’écrin de l’un ou l’autre géant du stockage.
N’est-ce pas quelque peu insensé de démarrer une entreprise en vue de s’en défaire? Telle est la question que nous avons posée à Dave Hitz, qui co-fonda NetApp, il y a 25 ans, et qui travaille toujours pour celle-ci. “Je n’ai jamais été CEO”, explique-t-il. “J’y ai toujours été l’ingénieur, ‘the tech guy’. Je n’ai donc jamais vraiment dû envisager de m’en défaire. Et vous savez quoi, les entreprises évoluent et parfois, il faut savoir faire un pas en arrière.”
Il ne dégage cependant pas cette fraternité qu’on rencontre chez Coile. “Les gens me le demandent parfois, lorsqu’ils arrivent sur le campus. ‘Quel est votre sentiment quand vous voyez ces bâtiments qui abritent l’entreprise que vous avez construite?’. Euh, je ne l’ai pas construite. Cela me fait penser au gosse lors de la remise des diplômes. Vous n’allez quand même pas demander à ses parents: ‘N’êtes-vous pas fier du petit ou de la petite que vous avez créé(e)?’. Nous l’avons certes mis(e) au monde, mais il faut quelque part lui lâcher la main.”
Pourquoi Coile a-t-il donc décidé de ressusciter son entreprise d’entre les morts? “Je pense que c’est parce que j’aime la technologie. Nous avons vendu 10-20.000 produits et nous ne voulons donc pas qu’elle meure.”
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