Interview Merete Hverven, CEO de Visma: “Lorsque nos concurrents freinent, nous enfonçons la pédale d’accélérateur”
Ce sont pas moins de 42 sociétés IT que Visma a rachetées l’an dernier. Et en ce début d’année, deux reprises ont été enregistrées en Allemagne. Nous avons rencontré Merete Hverven, la patronne de cette machine de guerre norvégienne.
Il faut rendre cette justice aux Norvégiens: il n’est pas donné à tout le monde d’afficher une croissance annuelle moyenne de 20% et ce, de manière interrompue depuis 2006 lors de leur entrée en Bourse. Or le mérite en revient en premier lieu à Øystein Moan qui a occupé le poste de CEO de Visma de 1997 à 2020. Durant cette période, il a fait passer l’entreprise de 200 à plus de 10.000 collaborateurs pour un chiffre d’affaires de 1,6 milliard ?. Jusqu’en 2020 où, en pleine crise du coronavirus, il a passé le flambeau à Merete Hverven. Celle-ci a enfoncé la pédale d’accélérateur en procédant à de nouveaux rachats. Actuellement, Visma compte plus de 170 entreprises qui desservent plus de 1,4 million de clients, qu’il s’agisse de petits commerces locaux ou de très grandes entreprises, que ce soit sur le marché grand public ou dans le secteur public.
C’est à la même époque que la Belgique est apparue sur votre radar?
MERETE HVERVEN: C’est exact. La Belgique représente un marché très intéressant pour nous. Depuis 2020, nous avons repris pas moins de 7 entreprises en Belgique, dont Yuki, IonProjects, UseIT Group, Admisol et Syneton. Et TeamLeader et Beeple se sont ajoutées l’année dernière. Et je pense que d’autres sociétés devraient nous rejoindre cette année. Notre liste de rachats potentiels est longue. La question pour nous est plutôt de sélectionner les bonnes opportunités.
Sept rachats en 2 ans, rien qu’en Belgique, ce n’est pas rien. Votre portefeuille reste-t-il suffisamment garni?
HVERVEN: Si vous examinez Visma dans sa globalité, nous sommes désormais plus de 14.000 collaborateurs. Et nous connaissons une croissance annuelle moyenne de 20%. Par le biais de rachats certes, mais aussi de manière organique en améliorant les performances des sociétés du groupe Visma, tant au niveau du chiffre d’affaires que de la valeur ajoutée pour nos clients.
Nous avons constaté qu’après le Covid-19, les développements technologiques se sont énormément accélérés. Alors que les experts avaient estimé que la société serait totalement à l’arrêt, nous avons réalisé en 3 semaines un bond numérique qui aurait nécessité autrement plus de 10 ans. Du jour au lendemain, nous avons tous télétravaillé, tandis que nos enfants suivaient l’enseignement à distance. Nous avons assisté à des changements en profondeur chez tous nos clients qui se sont rendu compte de l’importance du travail dans le cloud. Mais du fait de ces changements, nous avons rencontré ces 2 dernières années énormément de sociétés vraiment intéressantes, mais aussi beaucoup de questions et de doutes sur l’évolution future de notre monde. Du coup, de nombreuses entreprises ont décidé durant cette période de ralentir leur stratégie d’acquisition, alors que nous avons précisément mis le pied sur l’accélérateur. Avec pour résultat que nous avons procédé en 2021 à pas moins de 42 reprises, auxquelles se sont ajoutées l’année dernière 42 acquisitions, dont plusieurs entreprises belges de qualité.
Pourquoi avoir estimé que le marché belge était intéressant?
HVERVEN: De nombreux observateurs considèrent la Scandinavie [Merete Hverven travaille depuis le siège central de Visma à Oslo, NDLR] comme la Silicon Valley européenne. Et nous sommes certes très en pointe dans le domaine de la technologie. Mais nous avons constaté que la maturité technologique de la Belgique avait fait un bond en avant assez important. Et nous comptons nous inscrire dans cette évolution. Notre vision est de déployer la technologie au service du développement de la société. Nous voulons proposer des solutions critiques qui répondent à tous les besoins des entreprises. Or nous avons rencontré en Belgique beaucoup de belles sociétés qui s’inscrivent dans notre feuille de route stratégique. Mais plus important encore sans doute: ces entreprises cadrent avec notre culture car chaque rachat doit également être en harmonie avec la culture du groupe Visma.
Plus de 170 sociétés dans un seul et même groupe: comment abordez-vous ces différences de culture?
HVERVEN: Nous ne fonctionnons certainement pas comme bon nombre de grandes entreprises. Pas question de ‘one size fits all’ chez nous. Ici, vous devenez membre de la famille Visma. Car nous sommes plutôt un organisme qu’une organisation. Nous nous considérons comme une fédération d’entreprises qui se regroupent et qui partagent des infrastructures et certains services. Chaque entreprise conserve une grande liberté d’action dans la manière d’aborder le marché et peut garder ses propres valeurs. Mais dans le même temps, nous avons une culture qui permet à chacun de se retrouver.
Vous savez, nous sommes tous des entrepreneurs dans l’âme. D’ailleurs, je peux vous dire que 70% de nos entrepreneurs sont encore chez nous après 5 ans. Dès lors, compte tenu de la fidélité de nos entrepreneurs et de leurs performances après avoir été intégrées dans la famille Visma, nous affichons un palmarès des plus enviables. Nous misons certes aussi beaucoup dans les finances, la sécurité technique ainsi que dans la poursuite de la professionnalisation de nos équipes. Mais ce sont elles qui font le boulot. Parce qu’elles connaissent leurs clients et leurs produits. Et parce qu’elles savent comment y arriver.
Chaque entreprise conserve donc ses propres produits. N’y a-t-il aucune synergie?
HVERVEN: J’admets que les grands acteurs technologiques travaillent autrement. En général, ceux-ci sont dans une large mesure mono-produit qu’ils commercialisent dans différents pays. Pour notre part, nous opérons très localement et développons des produits et plateformes nationales dans l’environnement ERP crucial pour nos clients. Cela dit, nous proposons aussi des produits susceptibles d’être commercialisés partout, comme les e-signatures. Il s’agit d’une offre qui n’était pas très importante voici quelques années encore, mais à présent que le télétravail se généralise, il devient capital de pouvoir travailler de manière efficace à la maison ou hors de son bureau et donc d’utiliser la signature électronique. A ce niveau, certaines synergies peuvent être dégagées.
Vous faites preuve d’une grande confiance en soi et d’ambition. Dans quelle mesure la menace d’une récession économique pèse- t-elle sur vos activités?
HVERVEN: Chaque défi est également synonyme d’opportunité. Les experts prétendent qu’il faut remonter 50 ans en arrière pour retrouver le même niveau d’instabilité politique et économique. Je suis donc très humble face à cette situation, mais dans le même temps, il est agréable de travailler dans une société qui est très résiliente. Si l’on regarde de précédentes récessions, d’autres périodes de crise économique ou le Covid-19, on ne les retrouve pas dans nos chiffres. C’est dû au fait que nous proposons des produits dont la société a simplement besoin, que ce soit en période positive ou négative. Notre portefeuille de produits pour le secteur public et les consommateurs nous offre cette extrême résilience.
Cela dit, certains signes indiquent que le marché s’essouffle. Dès lors, nous allons veiller à garder notre portefeuille sous contrôle et procéder en même temps à des investissements intelligents. Ainsi, nous investissons environ 20% de notre chiffre d’affaires en R&D pour rendre nos produits toujours plus efficaces et intelligents. Et cela nous donne un avantage concurrentiel: en période de récession, nos clients peuvent tirer profit de l’utilisation de nos produits.
Reste évidemment à pouvoir dégager les moyens suffisants pour financer la poursuite de ces rachats.
HVERVEN: C’est pourquoi nous avons décidé il n’y a pas si longtemps encore de céder une partie de l’entreprise. Cette part était certes limitée, mais je reste fier d’avoir bâti en Scandinavie l’une des sociétés de consultance IT dominantes avec un total de 2.000 consultants. C’est ce département que nous avons vendu l’année dernière, ce qui nous a permis de disposer de cash. Nous examinons donc à présent de très intéressants dossiers de M&A et nous sommes prêts à agrandir la famille.
J’ai remarqué à plusieurs reprises que vous parliez de famille et non de groupe.
HVERVEN: (rire). Oui, c’est exact et c’est une volonté. J’ai certes déjà entendu dire que c’était un peu ringard. Même pour certains collaborateurs nouveaux. Mais lorsque je les retrouve après quelques mois, ceux-ci me disent qu’ils ont entre-temps compris. Quoi qu’il en soit, chacun ne compte pas ses heures et passe une bonne partie de sa vie au bureau. Et surtout, comme il s’agit de mon enfant en tant qu’entrepreneur, j’y attache une importance toute particulière. Dès lors, il est important de rencontrer des personnes qui ont le même mode de pensée, qui ont eu le même passé et qui s’entraident au lieu de travailler seuls dans leur coin. A mes yeux, c’est une vraie famille. Et même si nous sommes devenus une grande entreprise, pas question d’esprit ‘corporate’. Nous sommes très pragmatiques avec une structure plate et toujours l’envie d’apprendre. Il y a aussi une notion d’inconditionnel dans le terme ‘famille’. Et cela s’inscrit parfaitement dans notre stratégie. Notre volonté est d’accueillir chaque société rachetée dans notre famille.
Quelle est concrètement votre stratégie de commercialisation?
HVERVEN: Tout d’abord, nos commerciaux ont leurs propres produits et solutions qu’ils proposent au marché. Par ailleurs, certaines entreprises se regroupent pour proposer un produit dont nous ne disposons pas. Il en résulte des connexions et des API, de même que des ‘suites’ logicielles pour lesquelles nous rassemblons différents produits pour nos clients.
Si Visma est relativement connue en Belgique, c’est surtout pour son sponsoring de ‘notre’ coureur cycliste Wout Van Aert. N’est pas étrange avec 170 marques qui ont chacune leur propre identité?
HVERVEN: La question est pertinente. Il est certes vrai qu’en Belgique, Yuki et Teamleader sont par exemple des marques très connues et qu’elles peuvent bénéficier de nos investissements pour promouvoir leurs produits sur le marché. Mais la marque Visma y est associée. Cela dit, le sponsoring du maillot de Van Aert vise surtout à attirer des collaborateurs, des investisseurs et des entreprises qui souhaiteraient rejoindre la famille Visma. Mais pourquoi sponsoriser une équipe cycliste? Car le cyclisme, c’est avant tout collaborer et tenter de gagner, sachant que la force de l’équipe est celle de son maillon le plus faible. Et peut-être aussi parce qu’en fin de compte, il n’y a qu’une seule personne qui gagne, même si cette personne l’emporte grâce au travail de l’équipe. C’est un parallèle que nous faisons souvent avec notre entreprise. Ce qui me plaît également dans le partenariat Jumbo-Visma, c’est qu’il est totalement différent de celui d’autres équipes cyclistes dans la mesure où il s’intéresse aux talents. Nous ne choisissons pas simplement des coureurs de haut niveau, mais créons de véritables talents. Lorsque Visma est arrivée aux Pays-Bas, notre nom était très peu connu. Peut-être sommes-nous encore quelque peu un nouveau-venu en Belgique.
Vous venez de nous confier que vous envisagiez de nouveaux rachats. Vers où Visma veut-elle évoluer?
HVERVEN: Nous sommes incontestablement devenus une entreprise pan-européenne. Nous possédons également plusieurs sociétés en Amérique latine. Et cette année, nous avons déjà racheté 3 sociétés dans cette région. Par ailleurs, nous entendons continuer à maintenir un rythme de croissance annuelle d’environ 20% dans le futur. Nous restons fidèles à notre positionnement stratégique. Même si le marché se ralentit, nous continuerons à investir et à nous développer, également dans de nouveaux pays en Europe et en dehors. L’an dernier, nous avons planté plusieurs drapeaux et d’autres devraient suivre cette année.
De l’importance du marché belge
Le marché Benelux est dirigé depuis 3 ans environ par le Belge John Reynders. ” La Belgique est sans conteste particulièrement importante pour Visma, même si le groupe recherche constamment de nouvelles opportunités, explique-t-il. Je pense que le moment choisi par la société pour s’implanter dans notre pays était très bien choisi, tant au niveau de l’adoption de la technologie que de la maturité en termes de cloud. Il y avait également de très belles entreprises qui commercialisaient depuis des années des produits de grande qualité et susceptibles de grandir encore. Ce fut le cas de Yuki et de Teamleader qui ont acquis une nouvelle dimension. ”
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici