Où se niche l’innovation dans le domaine du stockage? Elle se trouve principalement chez les startups qui bousculent les valeurs établies avec des solutions disruptives. Rencontre avec deux challengers européens ambitieux.
L’époque où la gestion du stockage consistait simplement à commander de temps en temps un gros boîtier chez Dell, HPE ou Rubrik est révolue. Une nouvelle génération d’entreprises spécialisées dans le stockage se fait fort de bouleverser les architectures traditionnelles. Souvent définies par logiciel, avec l’open source comme arme et la vitesse pure comme munition, elles défient l’ordre établi pour regagner la souveraineté des données et la performance sans être liées à un seul fournisseur. Lors d’une étape de l’IT Press Tour à Athènes, nous avons fait la connaissance de deux acteurs européens qui ne font pas mystère de leur détermination. ‘Mais si le stockage vous enthousiasme, c’est généralement que quelque chose ne va pas’, plaisante Denis Nuja, CEO d’Enakta Labs. Son argumentation est toutefois claire: le stockage doit être rapide tout en étant invisible, et non un goulet d’étranglement. Et c’est exactement ce que fait Enakta Labs dans le monde du calcul haute performance (HPC) et de l’IA. ‘La vitesse n’est pas un luxe, mais une nécessité économique. Lorsqu’une entreprise investit dans un cluster GPU de plusieurs millions d’euros pour la formation en IA, il est inacceptable que ces processeurs soient à l’arrêt 20 % du temps simplement parce que le stockage ne peut pas enregistrer les données assez rapidement’, explique Denis.
À l’autre extrémité du spectre du stockage, dans le domaine de la protection des données, nous constatons une autre source de frustrations. Les solutions de sauvegarde sont souvent devenues des ‘boîtes noires’ encombrantes qui prennent en otage les données dans des formats ‘liés’ à un fournisseur ou à un autre. L’entreprise française Plakar souhaite briser ces chaînes en faisant de la sauvegarde une norme ouverte, à l’instar de ce qu’a fait Docker pour les conteneurs. S’il est vrai que les deux entreprises abordent le stockage sous un angle totalement différent, il n’en demeure pas moins qu’elles partagent une philosophie disruptive similaire: le matériel en soi est une marchandise, l’intelligence réside dans le logiciel, et le client ne doit jamais être bloqué par un seul fournisseur.
Enakta: la puissance brute pour l’IA sans matériel spécial
Enakta Labs, entreprise d’origine croate qui possède désormais un bureau au Royaume-Uni, construit sa plateforme sur les fondements de DAOS, qui signifie Distributed Asynchronous Object Storage ou stockage d’objets asynchrone distribué. Il s’agit d’un projet de stockage open source spécialisé pour l’IA et le HPC, lancé à l’origine par Intel afin de dépasser les limites des anciens systèmes de fichiers tels que Lustre. Alors que les systèmes traditionnels peinent à gérer les flux de données parallèles des charges de travail IA modernes, DAOS est conçu pour offrir une vitesse pure.
Enakta annonce clairement la couleur: elle qualifie tout simplement son moteur de ‘plus rapide au monde’. Dans le récent récent benchmark IO500 (la référence en matière de stockage HPC, ndlr), Enakta a atteint, avec seulement dix nœuds, un débit de près de 250 GiB/s sur le système Maximus-01 chez Core42, un fournisseur de services cloud et de supercalculateurs IA dématérialisés aux Émirats arabes unis.

Nous avons appris que le caractère remarquable de cette performance réside dans le matériel sur lequel elle s’appuie. ‘Nous avons réalisé cette performance sur des réseaux TCP standard, sans RDMA (Remote Direct Memory Access)’, souligne Denis Nuja. De nombreux concurrents ont besoin d’équipements réseau spécialisés et coûteux (tels que InfiniBand) pour atteindre de telles vitesses. Enakta prouve qu’un logiciel intelligent sur des réseaux Ethernet standard et des disques NVMe peut offrir des performances identiques, voire supérieures.
Enakta résout le problème du ‘checkpointing’ des modèles d’IA par la force brute. Par checkpointing, on entend le processus par lequel un modèle d’IA enregistre son état à intervalles réguliers. Si ce processus est lent, tous ces GPU extrêmement coûteux des centres de données d’IA restent inactifs. ‘Nous résolvons ce problème en étant rapides. Vous devez effectuer un checkpointing? Pas de problème, nous transférons cette mémoire vers le stockage à la vitesse de la lumière’, constate Denis.
Enakta vend le logiciel et l’assistance, mais pas le matériel. Cela rompt avec la tradition des fournisseurs de stockage qui associent leur logiciel à leur propre matériel coûteux. ‘Et nous évitons ainsi les contrats de 400 pages et la ‘taxe sur les services professionnels’ ou quoi que ce soit de similaire’, promet Denis en esquissant un sourire. Enakta souhaite proposer ses produits à un public d’entreprises plus étendu, ce qui n’est bien sûr pas évident.
Plakar: le ‘Docker’ de l’univers du backup
Alors qu’Enakta se concentre sur le sommet de la pyramide des performances, la société française Plakar souhaite quant à elle réinventer les bases de la sécurité des données. Selon Gilles Chehade, son cofondateur, le secteur se trouve dans une ‘impasse structurelle’: il faut choisir entre l’efficacité (souvent assurée par la déduplication sur un serveur central, ndlr) et la sécurité (chiffrement à la source). ‘Les grands acteurs actuels tels que Veeam ou Rubrik obligent souvent les entreprises à entrer dans leurs propres écosystèmes’, précise-t-il.
Plakar renverse cette logique. Dans son architecture, tout se passe à la source (la ‘périphérie’): les données sont découpées en morceaux (chunks), dédupliquées, compressées et cryptées avant même de quitter le réseau. Résultat? Un ‘Kloset’: une archive de données autonome, portable et immuable. ‘Kloset fait pour les données ce que les conteneurs Docker ont fait pour le calcul’, constate Julien Mangeard, CEO de Plakar. L’idée sous-jacente est qu’une sauvegarde ne doit pas être liée à l’emplacement de stockage. Un snapshot Plakar peut être stocké sur un NAS local, dans le cloud Amazon S3 ou, en théorie, même dans une boîte mail IMAP, sans que le logiciel de sauvegarde ne s’en soucie.

Julien nous explique que cette approche permet une ‘délégation confiance zéro’. Une entreprise peut chiffrer ses backups et en confier la gestion à un fournisseur de services gérés (MSP) ou à un fournisseur de cloud, sans que celui-ci ne puisse jamais voir le contenu des données ni posséder les clés de chiffrement. ‘C’est crucial pour toutes les entreprises européennes qui sont confrontées à des problèmes de conformité et ne veulent pas que les fournisseurs de cloud américains puissent consulter leurs données’, explique encore Julien.
Plakar lance également ‘Ptar’, un remplacement moderne et diffusable en continu de l’ancien format d’archivage ‘tar’. Il permet aux utilisateurs de parcourir directement les sauvegardes et même de diffuser des vidéos à partir d’une sauvegarde chiffrée, sans avoir à télécharger et décompresser l’intégralité de l’archive au préalable.
L’open source comme game changer
Enakta et Plakar utilisent l’open source non seulement comme méthode de développement, mais aussi comme arme stratégique contre la dépendance vis-à-vis des fournisseurs. Enakta s’appuie sur la DAOS Foundation (sous l’égide de la Linux Foundation) et garantit que la technologie de base restera ouverte. Les clients ont ainsi la certitude que leur moteur de stockage restera toujours disponible, même si Enakta venait à disparaître en tant qu’entreprise.
Plakar applique une licence ISC stricte pour son cœur, ce qui signifie que la base restera toujours gratuite et ouverte. L’entreprise tire ses revenus de ‘Plakar Enterprise’, une couche de gestion destinée aux grandes entreprises et organisations qui ajoute notamment des fonctionnalités de gouvernance, d’authentification unique (SSO) et de reporting avancé. ‘Les backups sont tout simplement trop stratégiques pour être captifs d’un verrouillage fournisseur’, tel est le credo de la start-up française.
Cette approche a-t-elle une chance de réussir?
Enakta devra prouver que DAOS, initialement développé pour les supercalculateurs, est suffisamment convivial pour le marché des grandes entreprises sans nécessiter une armée de ‘docteurs’ pour le gérer. Plakar, qui n’en est encore qu’à ses débuts (la société a levé 3 millions d’euros en mars de cette année, ndlr), doit encore construire un écosystème et écrire des intégrations pour les milliers d’applications et de bases de données utilisées par les entreprises. Cependant, la volonté et l’ambition sont d’ores et déjà présentes. Et forts de leurs parcours et de leur expérience auprès des clients finaux – les deux dirigeants de Plakar ont ainsi travaillé chez Vente-privée, devenue plus tard Veepee, Gilles en qualité d’architecte informatique et Julien, de CTO -, ils ont déjà une bonne connaissance des besoins de ces clients et disposent du bagage technique nécessaire.