Pourquoi certains projets publics échouent-ils ?

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Pieterjan Van Leemputten

La critique était virulente au sein de la Commission Elias face à l’échec des projets des pouvoirs publics. Mais une doctorante belge confirme que notre pays est atteint du même mal. En cause, une accumulation de chausse-trappes évidentes.

Lies Van Cauter bestudeerde de afgelopen vier jaar het beheer van ict-projecten bij de overheid.
Lies Van Cauter bestudeerde de afgelopen vier jaar het beheer van ict-projecten bij de overheid.© .

Ces 4 dernières années, Lies Van Cauter a étudié la gestion de projets ICT par les pouvoirs publics à l’Institut des Pouvoirs publics (KU Leuven), à l’initiative du Steunpunt Bestuurlijke Organisatie Vlaanderen – renforcement de l’activité publique. A l’occasion d’une journée d’étude où son travail a été présenté, force a été de constater que la plupart des problèmes n’avaient rien de nouveau. Les utilisateurs ne sont pas ou que trop peu impliqués, les administrations manquent de connaissances techniques pour évaluer correctement un contrat ou en assurer le suivi ou sont submergées par la complexité juridique. En outre, les pouvoirs publics en apprennent trop peu de leurs erreurs et des bonnes pratiques, comme penser d’abord à petite échelle.

“C’est ce qui pose question. Nombre de ces constats sont en fait connus de longue date ou paraissent évidents, mais réapparaissent à ce point souvent que l’on pourrait parler d’erreurs classiques. Ainsi, cela vous paraît logique si je vous dis qu’il faut se préparer au mieux avant d’entamer un projet ICT. Mais si l’enthousiasme prédomine lors du démarrage d’un projet, la gestion du risque passe au second plan. De même, la conception d’un ‘business case’ n’est pas obligatoire en Belgique, alors qu’elle l’est dans la moitié des pays de l’OCDE. Je me demande bien pourquoi nous ne faisons pas comme le Danemark ou la Suisse où les projets d’un montant supérieur à 5 millions € sont soumis à un audit externe préalable. Les projets financés par les deniers publics doivent au moins apparaître comme faisables au départ.”

Ce qu’il ne faut pas faire

L’un des projets publics ratés est un système d’information conçu pour un fonctionnaire qui travaille également au guichet. Ce système permet de stocker des données si l’ensemble des 10 champs obligatoires sont remplis. Pour des questions de sécurité, le système se déconnecte aussi après 10 minutes d’inactivité. Autant de principes bien imaginés. Mais cela implique que si le fonctionnaire aide une personne au guichet, il est non seulement débranché, mais toutes les données récentes sont perdues.

“Je suis d’accord avec la Commission Elias qui estime qu’il convient d’évaluer les projets à intervalles réguliers. Un autre exemple d’évidence est d’impliquer les futurs utilisateurs dès le début du déploiement, ce qui arrive encore trop rarement dans de nombreux cas. De même, l’on n’analyse pas suffisamment le fonctionnement sur le terrain. C’est ainsi que si l’administration flamande s’informe bien au niveau local, le feedback vient en général de villes ou communes ayant la fibre ICT, comme Malines, ce qui donne une image tronquée par rapport à de plus petites administrations qui ne jouent pas un rôle de locomotive.”

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Lassitude face aux projets

Van Cauter épingle également une certaine frilosité dans les synergies entre les différents niveaux. “Il arrive que certains organismes soient d’emblée refroidis par des expériences passées. Autrefois, les sources de financement de projets ICT se tarissaient à mi-parcours d’un projet. Cela a incité certaines communes à ne pas lancer de nouveaux projets et a donné moins de chances aux nouvelles initiatives. Les utilisateurs attendent que leurs efforts portent leurs fruits et en appellent à la réutilisation et au respect du principe ‘only once’. Le cloisonnement peut en l’occurrence apporter une réponse.”

En tant que chef de projet, il faut concevoir une solution qui convient tant ^ une ville comme Anvers quÕune commune telle que Herstappe.

Pourquoi certains projets publics échouent-ils ?

Mais au niveau de la coordination également, certains choses clochent. “La formation à la gestion reste trop négligée. Les pouvoirs publics ne se penchent pas assez sur les échecs, ce qui s’explique par plusieurs raisons comme le sentiment de honte, et n’y affectent pas assez de moyens, sans oublier la difficulté de s’évaluer soi-même et l’envie de privilégier les facteurs de succès. Et si l’on parvient à tirer les leçons de projets antérieurs, c’est souvent de manière ponctuelle. De plus, la littérature scientifique actuelle n’aide pas vraiment les managers, les défis ICT du secteur public sont insuffisamment analysés et les gens de terrain ressentent cette littérature comme trop abstraite et pas assez pragmatique.”

De la cathédrale à la tour d’église

Cela étant, Van Cauter nuance son propos en précisant que les grands projets ICT publics constituent des défis. “Ils sont extrêmement complexes et de nombreux intérêts entrent en jeu. En tant que chef de projet, il faut concevoir une solution qui convient tant à une ville comme Anvers qu’une commune telle que Herstappe [85 habitants, NDLR]. De même, certains disposent d’un département ICT complet, alors qu’une petite commune n’aura qu’un collaborateur à mi-temps. Il est dès lors logique que l’enthousiasme à se lancer soit différent, ce qui oblige le chef de projet à imaginer plusieurs seuils d’entrée.”

Pour preuve, une étude récente de la commune d’Aalter montre que les administrations locales doivent pouvoir alimenter en données jusqu’à 140 plates-formes Internet de niveaux de pouvoir supérieurs. Or ces administrations ont des capacités limitées et leurs propres priorités. Elles s’échangent leurs expériences et, si elles constatent qu’elles sont abandonnées à leur sort ou qu’elles n’en tireront aucun bénéfice, elles préfèrent abandonner. La Commission Elias propose dès lors de prouver aux utilisateurs la plus-value d’un système. “Je pense cela devrait aussi valoir pour les projets ICT belges. J’entends également que l’on demande davantage de feedback au niveau local : n’oubliez pas de communiquer ce qui est fait avec les données stockées dans les plates-formes ICT et remerciez les utilisateurs au lieu de ne les contacter qu’en cas de plainte.”

Externalisation

Comme nous l’écrivions récemment (voir Data News n° 3 du 17 avril dernier), il est nécessaire en cas d’externalisation d’assurer un suivi rigoureux du projet. Il en va de même au niveau public. “La gestion de contrat pose problème. L’on demande rarement des engagements de résultats. Ce qui fragilise énormément l’administration. Même si certains chefs de projets du secteur public sont très stricts face à un fournisseur particulier, l’on observe souvent que ce même fournisseur bénéficie ensuite d’une compensation dans d’autres projets, sachant que beaucoup de projets sont délivrés par un certain nombre de grands acteurs.”

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“Même si des équipes constituées de profils IT de haut niveau sont créées, beaucoup de services manquent de connaissances ICT parce que les techniciens ont été autrefois massivement externalisés. Le lien entre développeurs et clients a disparu. Il y a au sein de l’administration flamande trop peu de personnes qui comprennent les deux parties. Et au niveau fédéral, je constate des situations identiques. Le développement agile, où fonctionnaires et développeurs collaborent plus étroitement, pourrait constituer une solution.”

Entre pouvoir et savoir

Autre problème : la législation qui empêche souvent toute modernisation. La loi est très complexe et renferme trop d’exceptions, ce qui rend très complexe l’harmonisation des processus numériques. “Le volet juridique est souvent en conflit avec l’aspect informatique, ils se situent sur des plans différents. De même, la législation sur les processus administratifs est devenu un tel fouillis au fil du temps qu’une équipe de projet ne sait pas toujours par où commencer. Si l’on veut numériser en respectant la lettre de la loi, il a tellement d’exceptions qu’il est très complexe de concevoir un projet solide. En fait, les processus devraient d’abord être repensés dans le cadre d’un business process reengineering avant d’être informatisés. Mais tel n’est pas toujours le cas dans la pratique, sachant que l’on veut avancer et ne pas perdre d’abord des années en réformes juridiques. Une solution pragmatique consisterait à interpréter la loi de manière plus créative.” (voir l’encadre ‘Un droit créatif’)

Les projets ICT sont souvent qualifiés par les politiciens d’ambitieux et révolutionnaires, alors que notre chercheuse conseille plutôt de leur garder une taille maitrisable. “La littérature scientifique sur les projets ICT précise que les projets doivent rester gérables. Privilégiez de petits projets et une approche phasée avec des résultats intermédiaires, de même que la réutilisation plutôt que le développement sur mesure et n’optez pas pour un ‘big bang’. Or si l’on regarde un projet comme le permis d’environnement numérique (voir encadré), on se trouve devant un mastodonte particulièrement ambitieux.”

Permis de bâtir rénové

Le permis de bâtir numérique représente un autre projet ambitieux analysé par Van Cauter dans sa thèse. Alors que le projet était en cours, il fut décidé d’y ajouter les permis d’environnement. “Le politique a choisi de donner à ce permis d’environnement une priorité maximale. Le projet de permis de bâtir était déjà relativement complexe et cette décision a multiplié par 2 le nombre d’intervenants, ce qui a rendu le projet difficilement gérable et n’a permis d’enregistrer que des progrès très lents.”

Pourquoi certains projets publics échouent-ils ?
© Thinkstock

Résultats rapides

Malgré ces défis, plusieurs aspects peuvent être améliorés assez simplement. “Certaines règles et méthodes existantes peuvent déjà permettre d’apporter des améliorations. Les chefs de projets informatiques se situent souvent assez bas dans l’organisation et sont donc confrontés à des résistances. Mais si le projet est soutenu par des fonctionnaires supérieurs ou par le cabinet, les choses vont souvent bien mieux.”

“Informez régulièrement les utilisateurs et soyez ouvert à la critique, ce qui renforcera la confiance. Toute personne impliquée doit aussi se sentir responsable : veillez à ce que chacun participe au succès du projet. Le déploiement d’un projet ICT modifie les équilibres de pouvoir exis- tants. Le support est important : il arrive qu’un projet soit saboté ou que des personnes renoncent en cours de route en raison de sa complexité, de la disponibilité d’un système déjà existant ou meilleur, du manque de convivialité ou de support, etc. Une fois que des personnes décrochent, il est difficile de les ramener à bord ; or un support suffisant est vital à la survie d’un projet.”

Si les choses tournent quand même mal, il importe de pouvoir s’arrêter à temps. “Souvent, l’on ne se rend pas compte ou ne veut pas admettre qu’il vaut mieux arrêter. Au point parfois d’en arriver à un point où seul le chef de projet y croit encore. La Commission Elias plaide pour considérer comme normal qu’un projet puisse être arrêté. Même si c’est plus délicat dans la pratique belge, après avoir parfois investi beaucoup d’argent et de temps : les politiciens craignent l’opposition et la presse et peuvent parfois maintenir des projets inefficaces.”

Un droit créatif

Le volet juridique constitue un obstacle à la modernisation dans la mesure où la législation est souvent ancienne, alors que les fonctionnaires de l’état civil sont flexibles face à la modernisation de l’administration. Ainsi, l’article 164 de la Constitution prévoit que l’établissement d’actes d’état civil et la gestion du registre sont une compétence communale. Alors qu’il serait bien plus facile de disposer d’un registre central de l’état civil. “C’est pourquoi le registre d’état civil est un seul et même registre, mais scindé en plusieurs parties pour les différentes communes. Les communes continuent à travailler dans leur propre registre, mais ont trouvé une astuce juridique. C’est ce que j’appelle le droit créatif”, explique Erwin De Pue, de l’Agence pour la Simplification Administrative. Aujourd’hui, un prototype de registre central CRBS est testé par les fonctionnaires et les techniciens. Il porte sur le traitement de cas particuliers, mais aussi les notifications tardives, l’intégration au Registre national, l’ajout de certificats, etc. L’objectif est de finaliser le projet pour 2018. “Nous restons ainsi dans la même législature, ajoute Heylen. Lors d’initiatives précédentes, l’on est d’abord demeuré longtemps sans gouvernement avant qu’il ne reste que trop peu de temps, les politiciens ne voyant alors plus vraiment d’intérêt à investir sans pouvoir en retirer les fruits.”

Van Cauter insiste dans son doctorat pour que les compétences et la motivation soient davantage prises en compte. “Veillez à mieux former les fonctionnaires à l’informatique et à donner aux politiciens une vue réaliste sur les budgets et les délais des projets ICT.” Et d’ajouter que de nombreux projets informatiques de la Région flamande visent à accélérer et optimiser le fonctionnement public. Mais si les partenaires publics ne sont pas davantage impliqués, la volonté d’intégrer de nouvelles ressources est faible. “Du fait de la crise économique, tout le monde doit faire des économies et l’envie de collaborer plus étroitement avec autrui diminue.”

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.© (cc) Flickr / Flazingo Photos

Van Cauter cite l’exemple des demandes d’actes de naissance. “Une commune qui fait payer 5 € n’aura pas envie d’abandonner cette somme. Mais l’inverse est aussi vrai : si le gain de temps et/ou d’argent est en local, l’on ne trouvera personne au niveau régional ou fédéral pour lancer un tel projet. On observe souvent un tel cloisonnement du financement ; ainsi, les communes doivent payer pour obtenir des informations du Registre national, mais doivent fournir et traiter parfois gratuitement leurs données pour ce même Registre national. Or il n’y a pas d’autre financement et les choses continuent ainsi.”

Enfin, Van Cauter souligne qu’il y a aussi beaucoup de positif. Dans sa thèse de doctorat, elle souligne les défis et les échecs, mais “c’est un concept extensible : à mes yeux, un projet n’échoue pas parce qu’il dépasse les délais ou les budgets. La connaissance du passé est importante, de nombreux efforts sont menés à tous les niveaux de pouvoir et la volonté est grande de mener à bien les projets ICT.”

Fin janvier, un rapport basé sur la thèse de doctorat de Lies Van Cauter sera disponible sur le site Web du Steunpunt Bestuurlijke Organisatie Vlaanderenhttp://steunpuntbov.be.

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