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Un site de fans pour la première fois parmi les finalistes d’un prestigieux prix de littérature: qu’est ce qu’Archive of Our Own?

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Els Bellens

L’organisateur des ‘Hugo awards’, qui sont attribués chaque année aux meilleures oeuvres de science-fiction et de fantaisie, a fait connaître ses nominés pour 2019. Le plus étonnant d’entre eux est Archive of Our Own, un site de collecte pour fan fiction. L’organisateur entend ainsi mettre en exergue le travail de milliers de bénévoles.

Les ‘Hugo awards’ sont décernés chaque année par la World Science Fiction Society (WSFS) et récompensent depuis 1955 des oeuvres littéraires en science fiction et fantaisie. Parmi les lauréats historiques, on trouve notamment des récits de Frank Herbert, Ursula K. LeGuin et Isaac Asimov. Ils vont peut-être bientôt être rejoints par un groupe de milliers d’écrivains, à savoir les auteurs d’oeuvres faisant la part belle à Buffy the Vampire Slayer et à son amie Willow, ou dans lesquelles – spoiler – Darth Vader survit de son combat avec sa progéniture pour se retirer à la campagne et devenir berger de ‘nerfs’.

Telle semble être l’option, maintenant que l’organisation a fait connaître ses nominés, parmi lesquels les différents membres de la WSFS peuvent choisir. Parmi les livres, brefs récits, comics et films tels Black Panther, on trouve cette année aussi un finaliste surprenant: Archive of Our Own, une gigantesque archive incorporant actuellement 4,5 millions d’oeuvres de ‘fan fiction’. Ce site est nominé pour les Best Related Works, une catégorie d’oeuvres ‘spéciales’ ne s’inscrivant pas dans les autres catégories. Si cette archive remporte le prix des Best Related Works, ce seront des millions d’oeuvres transformatives écrites par des utilisateurs qui seront couronnées par un prix littéraire.

‘Fanfic’?

Même si l’organisateur des prix Hugo avait précédemment déjà nominé des oeuvres dérivées ou transformatives, c’est la première fois qu’une gigantesque collection de travaux de bénévoles se retrouve en finale. Par cette nomination, la WSFS confère aussi un cachet supplémentaire au concept ‘fanfic’.

‘Fanfic’ est la version textuelle de ‘fanart’, un terme désignant des histoires écrites par des fans d’une oeuvre et qui utilisent des personnages ou des environnements de cette dernière. Cela peut être des aventures avec de nouveaux personnages qui se déroulent dans l’univers Star Trek ou une histoire, dans laquelle Harry Potter délaisse sa baguette magique pour ouvrir un coffee bar.

‘Fanfic’ constitue depuis des années déjà un refuge pour des lecteurs et écrivains souvent laissés pour compte dans le domaine littéraire officiel.

Le genre existe depuis une éternité déjà (on pourrait même dire que Dante Alighieri écrivait lui aussi du ‘fanfic’ sur la Bible), mais ces dernières années, il s’impose véritablement, aidé en cela, il est vrai, par le succès d’internet, mis aussi par la popularité croissante de la ‘culture nerd’: comics, science fiction et fantaisie.

Cette nomination est un signe que les travaux transformatifs sont mieux appréciés, du moins par l’organisateur des Hugo, et que leur valeur culturelle n’est pas sous-estimée. C’est la reconnaissance d’un genre qui prend une place décalée dans la culture populaire. On a souvent ironisé à son sujet, surtout parce qu’on y retrouve régulièrement une connotation sexuelle, mais il n’empêche que le ‘fanfic’ représente depuis des années déjà un refuge pour des lecteurs et écrivains souvent laissés pour compte dans le monde littéraire officiel. Du reste, un nombre étonnamment grand d’écrivains ‘fanfic’ sont par exemple des femmes et des minorités, et les thèmes sur lesquels elles écrivent, vont de la candeur (Batman ouvre une boutique de fleurs) jusqu’à la connotation sexuelle (qu’en est-il si Buckey Barnes et Captain America couchent ensemble?). Il est étonnant d’ailleurs de constater que nombre de ces thèmes ne s’inscrivent pas dans le puritanisme en vigueur sur les grands sites (généralement américains). Les couples sont souvent homosexuels, par exemple, et la pornographie ne manque pas. Une pornographie qui, en outre, va bien au-delà de ce qu’on peut trouver sur de grands sites du genre. Pas de quoi y attirer les annonceurs donc!

Histoire mouvementée

Et puis, il y a aussi le problème que ‘fanfic’ (et ‘fanart’) ont des années durant filé du mauvais coton. C’est là l’une des raisons pour laquelle Archive of Our Own (en abrégé AO3) s’avère si important aujourd’hui. Le site de blogs Tumblr a décidé fin de l’année dernière de bannir toute trace de nudité et a donc retiré directement d’internet une grande partie des oeuvres écrites par les fans. Or il se fait que douze ans plus tôt, LiveJournal a connu un problème similaire. Le site, qui était à l’époque une importante source de ‘fanfic’, a supprimé en 2007 des centaines de blogs et groupes de débat, qui renvoyaient dans leurs balises à des méfaits sexuels. C’était une tentative de contrer la pédopornographie, mais elle entraîna dans son sillage des oeuvres de fiction et des blogs de discussion de victimes de sévices sexuels.

AO3 se présente comme une alternative aux sites commerciaux, où tout doit être fait pour attirer les annonceurs

C’est dans ce contexte et en réaction à la création d’un site ‘fanfic’ commercial qui a considéré les oeuvres comme une forme rentable de ‘user generated content’ (contenu généré par les utilisateurs) qu’Archive of Our Own a été créé en 2008. Ce site non marchand est dirigé par un groupe de 700 bénévoles environ, appelé Organization for Transformative Works, et a comme objectif explicite d’archiver ces oeuvres et de les rendre librement disponibles, ainsi que de protéger leurs auteurs contre des procès en matière de droit d’auteur. Sans publicité du reste, car AO3 fonctionne entièrement à l’aide de dons. Dans ce sens, le site passe pour être une exception sur le web actuel – basé sur la publicité – et se présente en outre – explicitement ou non – comme une alternative aux sites commerciaux, où tout doit être fait pour attirer les annonceurs.

Au cours de ses dix années d’existence, AO3 a collecté 4,5 millions d’oeuvres dans plusieurs langues, 1,8 million d’utilisateurs enregistrés et 321.000 ‘fandoms’. Cela s’est traduit par un système organisationnel dont pas mal d’autres sites pourraient s’inspirer. Les utilisateurs peuvent s’orienter dans ces millions d’oeuvres en y effectuant de la recherche sur base notamment de personnages, de thèmes, de ‘ratings’ (un critère de la connotation sexuelle d’une oeuvre) et, surtout, en indiquant lesquelles parmi les différentes balises ils ne veulent pas voir. Dans ce sens, le site est un bel exemple d’inventivité humaine et montre, tout comme Wikipedia par exemple, ce dont sont capables des amateurs, lorsqu’ils trouvent quelque chose important. Dans ce cas, il s’agit d’histoires passionnantes, de mondes fantaisistes étendus et de la possibilité pour leurs personnages préférés de… s’embrasser.

Les lauréats des prix Hugo seront connus en août.

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